expoRetour sur la dernière expo du BAL, Surveillance Index. Qui entremêlait art, paranoïa et politique. Et confirmait l’audace des choix du BAL.

Surveillance Index, dans le cadre de Performing Books, LE BAL, Paris
 

Au BAL masqué… Tout calembour recèle un fond de vérité, et celui-ci ne déroge pas. Car c’est grimé, avec des papiers falsifiés qu’il aurait fallu visiter cette éloquente expo baptisée Surveillance Index. Soit un panorama des modes, des procédures et des évolutions des techniques de surveillance via la collection scrupuleusement amassée, archivée, de livres, par l’Américain Mark Ghuneim depuis 2009. C’est le premier volet d’un cycle du BAL, Performing Books qui, quelque part entre Swift et sa Bataille des livres, Duchamp et ses objets artistiques inattendus, prend le livre, dans sa matérialité de papier, d’encre et de couleurs, comme matériau et enjeu.

La démarche est bien évidemment politique, placée sous l’égide foucaldienne d’un décorticage de ce qu’on pourrait appeler des archives du temps présent. Catalogues d’expositions, essais, livres de photos – tout cela dessine un paysage très orwellien. Et se décline, au fil des pages feuilletées, en autopsies rigoureuses des formes de contrôles étatiques, en méditations sur les évolutions de l’identité à l’ère du grand floutage entre public et privé orchestré par les réseaux sociaux. Certains ouvrages, comme The Nine Eyes of Google Street View, de Jon Rafman, envisagent l’extension arachnéenne de la toile et de la surveillance publique qu’elle institue, d’autres s’interrogent sur la notion de voyeurisme : a-t-telle encore un sens dans un monde d’hypervisibilité ? Mais le plus troublant, c’est le malaise qui s’instille lorsqu’on se rend compte que cette dimension critique de l’expo, cette mise à nu clinique des procédures et des effets de la surveillance généralisée, porte d’abord sur l’acte même de la lecture. Performing Books, l’intitulé du cycle le dit bien, les livres sont des acteurs à part entière, ils jouent un rôle.

Un rôle dans une pièce qui en dit long sur la façon dont nous approchons les textes. Et qui suggère que mon oeil de lecteur est peut-être aussi et toujours l’oeil de Big Brother. Témoin, l’organisation de l’installation. Une tour de bois clair, hexagonale, ceinte d’une table qui la circonscrit, comme une barrière : c’est la bibliothèque à proprement parler. Entre la table et les visiteurs-lecteurs, des médiateurs, munis de gants blancs, façon Funny Games de Haneke, ce grand film sur le quotidien espionné, parasité. On consulte la liste des titres, qui s’égrènent, comme une table des matières élargie aux proportions d’une architecture, sur les murs de la salle. Et on présente notre requête aux médiateurs, qui nous expliquent en quelques mots bien informés, de quoi retourne le livre que nous avons choisi de consulter, en revêtant à notre tour des gants blancs. Cette tour polygonale comme un dispositif panoptique tout droit sorti de Surveiller et Punir ; ces intermédiaires et ces gants, qui évoquent une dimension clinique, bureaucratique ; la liste des ouvrages, au mur, comme un recensement ou un cadastre : tout participe d’une gigantesque machinerie de surveillance. Mais, et c’est tout le paradoxe, la lecture, cette activité si encadrée, veillée avec tant de vigilance, est aussi un outil explosif de libération. Un pied-de-nez à tous ceux qui nous scrutent, nous dissèquent et nous fichent. C’est ce qu’on se dit en parcourant The Grand Tour, de l’artiste polonaise Kasia Klimpel. A première vue, des photos de paysages accompagnées de leurs coordonnées spatiales, comme un quadrillage tout militaire du territoire. Mais tout cela n’est qu’une supercherie, un travail de l’artiste qui a photographié des feuilles de papier, les empilant, les manipulant, de sorte que leur texture donne l’impression d’une surface géologique. Comme pour dire que l’ultra-précision des localisations géographiques, que cette ultra-surveillance militaire, pouvait être déjouée. Qu’on pouvait lui faire prendre des vessies pour des lanternes – un travail artistique, fictionnel, pour une réalité de terrain. Surveillance Index, ou la résistance par les livres.

 Photo LE BAL/Matthieu Samadet