les justesLe théâtre de Camus, « théâtre d’idées », engoncé dans des débats éthiques, ersatz de cours de philo ? Tarte à la crème injuste et superficielle, mais rocher de Sisyphe pour Camus, qui n’en finit pas de traîner cette réputation désobligeante. Une réputation que la mise en scène des Justes, par Abd Al Malik, pour qui Camus est moins une référence qu’un vieux compagnon de route (on lira le bel hommage qu’il lui rend dans son Camus, l’art de la révolte), rend définitivement infondée.

Non qu’Abd Al Malik affadisse la portée politique de la pièce de 1949. Bien au contraire, il l’amplifie. Le petit noyau des « Justes », Dora, Stepan, Yanek, Boris et Alexis, ces révolutionnaires russes de 1905, qui, entre tourments moraux, ferveur et doutes, passent à l’acte et exécutent le Grand-Duc, devient la caisse de résonance d’enjeux qui débordent largement la Sainte Russie chancelante. Yanek, le lanceur de bombe prêt à éliminer la figure du despotisme – mais pas ses enfants, Stepan, que le bagne a vacciné de toute compassion à l’endroit des oppresseurs, ont autant à dire à la France de 2019 qu’à celle de 1949. Un choeur de jeunes comédiens amateurs, dont les voix s’élèvent porteuses de convictions et de questions – légitimité de la violence, idéaux sociaux… –, une distribution qui fait la part belle aux acteurs d’origine africaine et brouille la frontière des sexes (Alexis devient ainsi une femme) : tout cela redonne une urgence actuelle, brûlante même, aux dilemmes des révolutionnaires de Camus. Une noble cause justifie-t-elle un meurtre ? La haine peut-elle être moteur de changement ? L’amour – en l’occurrence celui de Yanek et Dora – est-il soluble dans l’engagement ? Autant d’interrogations que le contexte le plus contemporain, ainsi dessiné en filigrane, des inégalités sexuelles à la notion d’intégration, réactive.

Mais Abd Al Malik, à qui le hip-hop a appris que le verbe ne vaut que d’être proféré, scandé, touche le théâtre au plus vif, là où tout se fait et se défait sur scène, dans les mots. Il les prend pour ce qu’ils sont, non pas de dociles serviteurs des idées, mais une matière concrète, sonore et rythmée. Rien d’étonnant si ici et là apparaît au premier plan un micro sur son pied, comme un emblème de la parole vive, projetée, démultipliée. Rien d’étonnant, là encore, si Abd Al Malik plonge la représentation dans le bain en fusion d’une musique quasi omniprésente, composée par Bilal et Wallen : dans la « tragédie musicale » ainsi conçue, ce qui explose, c’est moins la bombe qui assassine le Grand-Duc, que les voix, leur énergie, la pulsation des inflexions, qui épousent les accélérations ou les plaintes des instruments. 

La mise en scène lorgne vers le cinéma, les décors se découpent comme dans l’écran d’une salle, le jeu du flic, Skouratov, haut-de-forme et smoking, semble obéir à une chorégraphie de film burlesque… Mais ce qu’on retient, c’est cette coulée hypnotique de sons, de verbe et de notes. On oublie la dialectique des confrontations d’idées, le déroulé des raisonnements ; seules semblent surnager, comme dans un chant lancinant, des mots obsédants : « haine », « amour », « justice »… Il y a là quelque chose d’une incantation, une manière de rituel magique, un retour aux sources du théâtre – et la scène où Dora écoute le récit de la mort de Yanek semble tout droit issue du répertoire antique, du « furor » qui agite les personnages de Sénèque. La pièce touche en nous un fond archaïque, viscéral, ancre les termes de la réflexion politique dans un fond qui dépasse la simple rationalité. Un fond humain éternel. Et donc terriblement actuel. Comme Les Justes.

Les Justes, mise en scène Abd Al Malik, Théâtre du Châtelet, jusqu’au 19 octobre