Entretissant habilement humour et mélancolie, poésie et musique, Le Sommet révèle le théâtre de Christoph Marthaler à son meilleur.

Marthaler / Photo : MathiasHorn

Cela tient de la réunion de sommités, du séminaire de remise en forme – pour être au top –, de l’excursion en montagne ou de rien de tout ça. Une chose est sûre, on est en hauteur – très haut même : au sommet. La preuve, cette pointe pierreuse qui dépasse en plein milieu de ce qui ressemble à la fois à un chalet et à un refuge alpestre. Le bâtiment est comme empalé sur la cime qu’il recouvre en entier. On y atteint grâce à un monte-charge dont les panneaux s’ouvrent de temps à autre pour apporter divers objets, mais aussi pour ménager aux protagonistes des entrées cocasses car l’ouverture étroite nécessite quelques efforts pour s’extirper de la machine. À les voir, vêtus à l’ancienne, on les croirait sortis tout droit de La montagne magique de Thomas Mann. Un guide les accueille qui joue aussi de l’accordéon. Ce guide s’exprime dans un dialecte alémanique incompréhensible aux visiteurs. Plusieurs langues sont d’ailleurs parlées dans ce spectacle, rappelant les versets de la Bible sur la Tour de Babel. Une fois dans la place, un air très doux murmuré à plusieurs allège l’atmosphère. Suit un moment de latence, une absence presque, où absorbés en eux-mêmes, tous semblent ailleurs. Un signal, et soudain chacun saisit un dossier. On s’attend à un conseil d’entreprise « au sommet ». Or pas du tout. Les pages ouvertes sous les yeux, ils énoncent des monosyllabes avec les accents correspondants aux intonations de différentes régions ou pays ; des « no », des « ma », des « ya » et ainsi de suite, dont la musicalité conjuguée constitue un parfait poème sonore.

Tout l’art de Christoph Marthaler est là, dans cette facilité à installer en quelques instants une suite de climats comme on construit une œuvre de musique ; à mettre en place des situations dont le comique jamais appuyé naît irrésistiblement de la fantaisie des acteurs. Car il faut une forme d’esprit singulière pour imaginer un huis clos en haut d’une montagne ; autrement dit au grand air. Dans cet espace fermé, Marthaler nous confronte à un échantillon d’humanité, des femmes et des hommes de nationalités différentes dont on ne sait rien. Il ne raconte pas d’histoire, mais en même temps des motifs prennent forme. Il y a, par exemple, pendant que les autres chantent « Là-haut sur la montagne il y avait un beau chalet », cette femme qui parle toute seule devant un micro : « Tout ce qu’on me dit, je ne le comprends pas. Je n’ai aucun moyen de me faire comprendre. Je suis sans parole ».

Comment mieux montrer la solitude au milieu du groupe ? Comment faire mieux côtoyer mélancolie et euphorie avec un sens de l’humour si délicieux que le grave n’entrave jamais le léger, mais les deux se soutiennent l’un l’autre en quelque sorte ? D’où ce goût du nonsense comme en témoignent les dialogues désopilants entre les protagonistes transpirants en peignoirs de bain l’espace s’étant transformé en sauna. Après s’être fouettés le corps comme pour expier leurs péchés, ils entament un chœur de yodles. Puis on assiste à une parodie de cérémonie officielle avec costumes de circonstance. Tandis que l’un prononce un discours dans une langue purement sonore, une autre énonce le sien si bas qu’il est inaudible. Régulièrement un message en voix-off rappelle qu’à la suite de glissements de terrain, ils sont bloqués sur place pour « les quinze à dix-huit prochaines années ». Le temps, dilaté, n’existe plus ou presque. Parfois ils s’endorment, épuisés. D’autres fois ils dansent comme des fous ou prennent des leçons de ski. Ils n’oublient jamais d’énoncer des pensées poétiques, souvent drôles, empruntées, entre autres, à Christophe Tarkos, Olivier Cadiot, Gert Jonke, Giuseppe Ungaretti ou Dylan Thomas. Portés par la grâce et l’imagination de comédiens hors pair qui sont aussi chanteurs et musiciens, ce spectacle est, à sa façon, une véritable cure d’euphorie.

Le Sommet, conception et mise en scène Christoph Marthaler, du 12 au 17 juillet à la Fabrica d’Avignon. Puis en tournée.