Où l’on retrouve chez Perrotin l’art et les corps de Cristina BanBan sous le signe de Federico Garcia Lorca. Et où la peinture se fait poésie…

Cristina BanBan, Multitud, 2025. Oil on linen Unframed : 243.8 x 213.4 cm | 96 x 84 inches Framed : 247.3 x 216.9 x 6.4 cm | 97 3/8 x 85 3/8 x 2 1/2 inches Photo: John Berens. Courtesy of the artist and Perrotin

« Le poème, cette hésitation prolongée entre le son et le sens », écrit quelque part Valéry, et c’est au méthodique Sétois qu’on songe autant qu’à l’Andalou Federico Garcia Lorca, figure tutélaire, ce dernier (voire divinité inspiratrice, une espèce d’Apollon citharède, ou plutôt de Dionysos ibérique), de ces toiles de Cristina BanBan.

Certes, elles sont bien lorquiennes, ces femmes, sous la monumentalité picassienne à la fois décatie et exubérante que modèle, comme avec la poigne d’une sculptrice, l’artiste elle-même espagnole – certes, on le retrouve encore, Lorca, dans l’extravagance carnavalesque, au bizarre tiré vers le macabre, entre Ensor et Paula Rego, de telle autre toile – certes encore, La Savetière prodigieuse désigne explicitement, via son titre, le dramaturge et poète. Mais c’est justement la poésie – la dramaturgie de la poésie : ce combat dont Valéry formulait les termes, entre le son et le sens (ou plutôt, en l’espèce, entre la matière et le sens) – dont les toiles de Cristina BanBan sont le champ clos.

Ici, c’est une extase, extase humaine : tête à l’oblique, cou offert, mains jointes, et seraient-ce des filets de sang ?, mais aussi extase de la matière, avec ces coulures comme des sanglots. Quelle pensée, présumée douloureuse, s’efforce-t-elle de s’élever ou de sourdre de la chair du personnage comme de celle du tableau ? Plus loin, un immense visage, dont les yeux ont la minéralité tragique de ceux des aveugles, supporté par un buste, le tout s’encastrant dans le dos du même personnage, représenté à une échelle inférieure : a-t-on jamais mieux matérialisé l’angoisse qu’avec ce dédoublement, cette tête aux yeux morts à force de regarder en elle, qui pèse, appuie contre la chair soufflée, pétrie, du corps entier ? La sphère de l’esprit vient éprouver l’enveloppe corporelle ou picturale.

Ailleurs regardez cette main, fixez les doigts de cette femme qui tient ce qui ressemble à une aiguille : ils n’ont rien de la finesse élongée des membres supérieurs des saintes éthérées de la peinture ancienne, ils semblent plutôt appartenir, avec le reste du corps, à on ne sait quel titanesque règne antérieur à l’espèce humaine stricto sensu. À moins, peut-être, que ce ne soit justement à force de manier l’aiguille – à moins que ce ne soit justement ceci : une fonction, un rôle, un attribut (spécifiquement féminins, par-dessus le marché), qui ne viennent déformer la chair, la rendre monstrueuse. Et plus loin ces masques et ces travestissements et ces grimages : n’y a-t-il pas un lien entre ce visage lividement fardé, très décadent, entre ce déguisement – et cette main qui, étrangleuse, se referme sous le menton d’un personnage ? Chez Cristina BanBan, matière charnelle ou matière picturale ne sont pas seulement travaillées par la pensée : les rôles, ces significations sociales, qu’on impose et qu’on s’impose se répercutent aussi plastiquement, accroissant le coefficient de déformation. Alors oui, poésie – mais une poésie violente, brutale, comme une course de taureaux.

Cristina BanBan, Lorquianas, Perrotin, jusqu’au 20 décembre