Une nouvelle édition d’un Week-end à l’Est est toujours un événement. Et que Bucarest, ville protéiforme, paradoxale, soit à l’honneur, c’est une raison de plus de s’y précipiter ! Retour sur la soirée d’inauguration et avant-goût des réjouissances.

Son connaisseur de père aurait vraisemblablement applaudi avec la chaleur effusive du public qui occupait les rangs du Théâtre de l’Alliance française pour marquer le coup d’envoi de cette 9e édition du festival Un week-end à l’Est – oui, Eugène Ionesco aurait certainement approuvé, en son âme et conscience de dramaturge, la disposition scénique et que sa fille, Marie-France, carrée au centre de la scène dans un grand fauteuil, découvrît un des petits secrets d’une de ses plus grandes pièces, Le roi se meurt. Le titre, explique donc Marie-France Ionesco, de sa voix nette et bien timbrée, est emprunté à Bossuet, et c’est ainsi, sous les auspices conjugués de la langue, de la France, de l’inquiétude métaphysique, de la mémoire qu’elle prélude à la lecture d’extraits par Annie Dutoit-Argerich de ce déchirant requiem pour un homme face à la mort. Dont les arêtes et les âpretés sont serties dans le lumineux (telle la couleur miel du grand piano sur lequel elle joue) écrin musical que lui confectionne Axia Marinescu.
Il n’y a plus qu’à tirer, comme d’une pelote, les fils indémêlablement entrelacés de cette soirée, et voilà peut-être que prend corps devant nous quelque chose comme l’esprit de Bucarest. Toujours est-il qu’on retrouvera à maintes reprises, au cours de ce festival placé sous le parrainage de Cristian Mungiu, cette espèce de gravité enthousiaste, de vitalité acharnée et impitoyablement lucide, d’ambition esthétique et de désabusement aux accents parfois comiques, quand ne s’y injecte pas une dose de bizarrerie.

Mungiu, donc, mais aussi Corneliu Porumboiu, Anca Damian ou encore Alexander Nanau rappelleront que le cinéma roumain est un des viviers les plus féconds d’Europe tandis que les géniaux K not K avec leur cérémonial électro, cette mise en scène de la mélancolie dansante des machines, sondent un peu plus avant cette tournure si particulière, cette façon de sentir à la fois très européenne et indiscutablement singulière propre à la Roumanie et à Bucarest. Un portrait sonore de la Roumanie que les mélomanes complèteront avec le collectif SUBCARPATI ou le Taraf de Caliu, ce dernier faisant jaillir, à travers le bouillonnement des notes, cette composante tzigane inséparable de la physionomie et de la psyché du pays.
Composante dont Mihaela Dragan fait la trame et la substance vive d’un spectacle où féminisme, utopie, traditions réactivées sont fondues dans un même creuset qui n’est pas sans faire écho aux démarches transatlantiques portant l’estampille de l’afrofuturisme. Quant à Simona Deaconescu – toujours dans la partie « danse » du festival – elle fait un peu, avec ses moyens propres (la chorégraphie, l’imprégnation et l’assimilation des outils et d’une pensée scientifique), ce que faisait Ionesco dans sa pièce : se confronter au corps, dans ce qu’il a de plus intime – non plus la mort, cette fois, mais le peuple des bactéries dont nous sommes les hôtes. Lucidité et ambition, disais-je, et une touche d’étrangeté.
Voire plus qu’une touche, comme l’atteste la frange littéraire du festival, avec l’immense Mircea Cartarescu et l’intarissable profusion, la splendeur byzantine de son Théodoros ou encore l’odyssée intérieure et urbaine, entre hallucination et géologie de la mémoire, de l’Abraxas de Bogdan-Alexandru Stanescu, auteur à suivre de très près. Mais est-ce la familiarité avec l’Histoire et ses tours de passe-passe et ses terreurs ? Toujours est-il que l’esprit semble répugner à s’égarer totalement dans les régions de la fantaisie – et la grande Gabriela Adamesteanu le prouve, inventant une forme mouvante pour dire ce qu’il y a de mal saisissable et de douloureux dans l’Histoire.
Il faudrait encore citer l’érudition de Felicia Waldman, qui ressuscite les mondes juifs de Bucarest, mais arrêtons-nous pour finir sur les arts visuels, qui font l’objet d’une riche programmation. Le pouls du monde, Mircea Cantor et Dan Perjovschi le captent, le canalisent et le retraduisent dans leurs œuvres et, tandis que les amateurs d’art conceptuel se réjouiront de la présence d’Ion Grigorescu, Dan Vezentan et Mihaela Modovan montrent que l’art contemporain peut-être une « mémoire de la terre », comme dit un personnage de Gabriela Adamesteanu sans perdre, tant s’en faut, l’épithète de « contemporain ». Bref, le roi se meurt peut-être, mais la culture roumaine est plus vivante que jamais !
Festival Un week-end à l’est, Paris, jusqu’au 1er décembre









