Figure majeure de la sculpture contemporaine, Jaume Plensa revient à Paris, chez Lelong avec deux expositions éblouissantes où le rêve côtoie le désir. Rencontre intense dans son atelier près de Barcelone sous le signe du mystère, de l’invisible et de la beauté suprême.

Jaume Plensa. Il y a quelque chose d’une plénitude réconfortante dans ce patronyme d’outre-Pyrénées. Ce Jaume éruptif et lumineux auquel succède un Plensa doux comme un murmure qui s’éteint. L’artiste est ainsi, lorsqu’on le rencontre, à la fois vibrant de passion et habité d’une sagesse tournée vers l’Orient, qui soudain, semble le téléporter loin des contingences d’une réalité abusive, parmi les mondes secrets dont son travail de sculpteur se fait le fabuleux intercesseur. Jaume Plensa m’attend a las cinco de la tarde dans son grand atelier désert, aux environs de Barcelone. Désert n’est pas exact : d’immenses jeunes femmes aux yeux clos montent la garde auprès de lui, protégeant de toute intrusion maléfique ce démiurge auquel elles doivent leurs existences d’immortelles. Ces rêveuses gisantes, ces belles endormies, ces somnambules d’albâtre sont là, en attente pour je ne-sais-quel voyage. À Cythère, peut-être, quoique l’on sache ce que Baudelaire y trouva… À Paris, assurément, pour certaines d’entre elles, exposées cet automne chez Lelong. À la vue de cette armée – pacifique – de beautés, j’éprouvais un sentiment proche de celui d’André Malraux devant le Sphinx, confronté pour la première fois à « la voix de l’apparence et celle du sacré » (Antimémoires). C’est exactement cela, l’apparence sereine rejoint ici l’assomption du sacré pour accoucher du sublime. Plensa avance maintenant parmi ses créatures comme un Gepetto qui aurait délaissé son enfant de bois et de paroles pour s’attaquer à la matière minérale muette. Je l’observe, pianiste qui s’ignore, effleurer de touches sensuelles les joues de ses créations qui n’attendent qu’un signe pour s’éveiller. Le maître des lieux m’autorise à en faire autant. « Les galeries et les institutions, me dit-il, refusent que l’on touche à mes œuvres, je peux comprendre mais au fond de moi j’aimerais que ce soit possible. Une sculpture est là pour entrer en contact avec le visiteur. Alors vas-y ! Je te le permets ! » Alors, oui, que la galerie Lelong me pardonne, mais je n’ai pas résisté à l’attraction tactile de ces visages dont je sens la chair palpiter sous mes doigts. Il m’a même semblé distinguer l’imperceptible battement des veines sous la peau d’albâtre aussi fine que de la soie. « Il y a une espèce de lumière intérieure que j’aime beaucoup », ajoute-t-il comme pour m’absoudre, alors que je poursuis mon exploration sensuelle.
La magie du chiffre 5
Qui sont ces anges aux visages si ressemblants ? « Des très jeunes modèles saisis à l’âge où tout bascule, l’enfance est encore perceptible mais déjà s’avance le frémissement d’une féminité adulte. Je suis fasciné par ce passage du temps sur les jeunes filles, il y a quelque chose de difficilement exprimable qui tient de la grâce, du miracle et du mystère quasi divin ». J’observe celles je devais retrouver plus tard chez Lelong : elles m’évoquent, que les modèles bien vivants me pardonnent, des reines mortes telles qu’on peut parfois les contempler dans quelques cathédrales, bien que celles-ci semblent plutôt être dans le « troisième état entre la vie et la mort », découvert depuis peu par des scientifiques. Mortes frémissantes, vivantes mortelles… J’observe de près ces têtes apaisées émergeant de corolles d’albâtre et ces mains jointes tour à tour implorantes, protectrices, caressantes. Je scrute ces cinq beautés, comme autant de songes réunis dans une mise en scène à la sobriété de crypte apaisante. Cinq Rêves, donc, puisque tel est le titre choisi par Plensa pour l’exposition du 13 rue de Téhéran. Les sculptures sont disposées au sol, à l’horizontale, évoquant par les subtils jeux de lumières des nénuphars ou des pierres flottantes émergeant d’un Léthé invisible. « Le chiffre 5 a toujours été paré chez moi d’une puissante aura. C’est en réalité le chiffre magique. Nous avons cinq doigts à chaque main, sans lesquels nous ne serions rien. Ce chiffre me revient sans cesse à l’esprit. À ces Cinq Rêves, j’ai ajouté Cinq Désirs au 38 avenue Matignon, où deux grands portraits en fonte de fer oxydé se font face. À l’étage, j’ai placé un visage en bronze peint de blanc que j’ai souhaité comme une présence quasiment éthérée ». Rêves, Désirs, deux mots déjà présents en 1997 dans l’intitulé de l’exposition au Jeu de Paume à Paris, deux mots traversant son œuvre à la manière, me précise-t-il, « de formes mentales, corporelles et spirituelles dans lesquelles la figure humaine et le silence s’unissent pour créer quelque chose qui va au-delà de la simple matérialité de la sculpture ». L’albâtre, poli ou laissé brut, joue sur les tensions de texture et de lumière et l’interaction avec le visiteur. « Je suis toujours étonné, lors de conversations avec des amis architectes, que la plupart d’entre eux ne sont pas intéressés par la relation entre leurs constructions et l’environnement de celles-ci. Trouver la position, l’orientation idéale de mes pièces au sein d’un lieu est une de mes obsessions. Je pense qu’il est primordial qu’autour de mes objets exposés, chacun puisse éprouver le lien mystérieux, quasi organique qui relie les pièces, l’espace et le visiteur happé entre minéralité et rêve, comme si la matière devenait le symbole d’un état d’être ».

Macbeth et le meurtre du Roi
Rappel de faits élémentaires : Jaume Plensa, né en 1955, est l’un des sculpteurs les plus importants de notre époque. À l’automne 2025, une grande rétrospective lui sera d’ailleurs consacrée au Frederik Meijer Gardens Sculpture Park, dans le Michigan. On peut voir son travail au Millenium Park à Chicago (sa fameuse Crown Fountain) à Londres, à Madrid, à Taïwan, à Boston devant le MIT, à Jersey City… En France, ses œuvres sont visibles devant le Musée des Beaux-Arts de Caen, sur le Port Vauban à Antibes, place Masséna à Nice et place des Ormeaux à Valence… Jaume Plensa l’universel à portée de tous les regards, même à l’opéra où certains de ses décors ont marqué les esprits… Par quel miracle ce Catalan aux ancêtres venus de Bohême (Plensa vient de Pilsen, d’où le patronyme simplifié avec les ans) naviguant en lisière de l’ataraxie, en est-il venu à créer un monde presque aussi phénoménal que l’armée de terres cuites de Qin Shi Huang, le premier empereur de Chine ? Au commencement étaient la peinture, le dessin, et l’amour de la poésie. Cette dernière précision a son importance. À l’image du peintre américain Jim Dine se décrétant autant poète qu’artiste, la comparaison s’arrête là tant leurs univers sont aux antipodes, la poésie occupe une place essentielle dans la « construction » de l’être intérieur de Jaume Plensa, son toit sous lequel abriter son moi. Plensa me parlera longuement de Macbeth qu’il connaît par cœur ou presque et dont les vers de Shakespeare ont dessiné son imaginaire tout autant que la découverte éblouissante des grands maîtres de la peinture, Piero della Francesca en tête. « Il y a un moment extraordinaire dans Macbeth, c’est lorsque celui-ci comprend qu’il n’a pas seulement tué le Roi mais la possibilité de dormir. Cela m’a conduit à penser qu’il existe une extension cachée de chaque geste, et c’est d’une puissance conceptuelle énorme » Les mots, lorsqu’ils tutoient des sommets ont eux aussi façonné le jeune Plensa, dont la boulimie de lectures, jeune homme, tenait de son père qui lui fraya un chemin pavé de livres, tant il est vrai que les mots constituent la sève, le sang (nous y reviendrons) qui mettent en ordre de marche la main créatrice. La pensée dicte ce que le corps exécute.
La suite de l’entretien est à découvrir dans le dernier numéro de Transfuge
Jaume Plensa. 5 Rêves, 5 Désirs. Galerie Lelong, dans les deux espaces parisiens (13, rue de Téhéran et 28, avenue Matignon). Jusqu’au 25 octobre. www.lelong
Vient de paraître : Jaume Plensa: One Thought Fills Immensity, chez Skira.
À lire aussi : Le cœur secret, Entretiens, Galerie Lelong.