Avec son allure soupe et libre, son acuité qui n’épuise jamais l’étrangeté, le nouveau roman de Caroline Lamarche fait entendre une tonalité singulière. Et prend place parmi les meilleurs livres de cette rentrée.
« Ce sont ces parties perdues là qui vous portent à épiloguer sans fin. » : Cette phrase n’est pas de Caroline Lamarche, elle est de Maria. Elle-même (je parle de Maria) étant un personnage (dans Dix heures et demie du soir en été) de Marguerite Duras. Elle-même (je parle de Duras, cette fois) constituant un point parmi tant d’autres de la trame aussi habilement tissée (reprises, échos, prolongements, nouages) qu’ingénue du nouveau roman de l’écrivain belge.
« Ingénue », car tout ici est subordonné à l’immédiateté de la sensation, aux secousses des vicissitudes du sentiment amoureux, au surgissement des signaux du rêve. Je dis « trame », mais il vaudrait mieux parler des affluents d’une rivière, car l’eau est une constante : la Meuse, la Vesdre, les longueurs en piscine. Quoi qu’il en soit, trame ou affluents, Le Bel Obscur tisse ou puise incessamment noms, titres, histoires, motifs, savoirs, composant une hétéroclite mosaïque, une encyclopédie à usage tout personnel au moyen de quoi la narratrice « épilogue » sur une « partie perdue ». Un volume sur Les Alchimistes grecs, Woolf et Orlando, le livre de Nigel Nicolson sur Vita Sackville-West et son mari Harold, la graphologie, les femmes d’homosexuels, l’astrologie, les mines, les archives familiales, les extra-terrestres, une maison volante, l’eau donc, aussi… Le récit décrit et redécrit ainsi ses boucles, laissant au lecteur – comme s’il s’était penché pour boire à un étrange, à un enchanteur ruisseau – un goût subtil, indescriptible, où il entre de l’amertume et de la tendresse, une légèreté mêlée de souffrance et d’espoir.
Bon, mais cette « partie perdue », quid ? Eh bien, voici un couple, la narratrice et Vincent, voici la répartition habituelle des fonctions, l’homme, vrai héros de roman courtois, qui prend la lumière et la femme qui s’accommode de la pénombre : jusqu’ici, rien de nouveau sous le soleil – mais l’homme aime les hommes, a des amants. Alors, c’est la chimère. Le rêve d’une association conjugale et libre, d’une conjonction du cœur et des sens, de la norme et de l’aventure : d’un couple où passeraient les amants de Vincent, tandis que la narratrice, elle, aurait également toute latitude d’obéir à ce que lui dicte le désir. Voilà le pari, la partie qui s’est jouée.
Mais perdante à ce pari, la narratrice l’est d’abord, douloureusement : délaissement, solitude. « Solitude » ? Pas exactement : des archives familiales sort, entouré d’une aura énigmatique, sa vie réduite à quelques années (1834-1865), celui qui, tel la lampe d’un mineur au fond d’une mine, ou l’Ariane du labyrinthe du cœur, montrera une issue : Edmond. Grâce à lui, grâce à l’enquête généalogique de la narratrice, grâce à l’écriture (soulignons d’ailleurs à ce propos l’élégante et paradoxale aisance de Caroline Lamarche, la curieuse, la délectable précision anarchique de son style) – grâce aussi, disais-je, à l’écriture, véritable instrument d’élucidation, voire kit de survie, notre héroïne apprendra qu’il est possible de jouer autrement la partie.
Caroline Lamarche, Le Bel Obscur, Seuil, 240 p, 20€