Fabrice Gaignault, qui préside aux destinées de la rubrique « Art » de Transfuge, a mis toute sa sensibilité érudite, toute sa pudeur vibrante dans ce splendide petit livre. Où il est question d’un homme, Primo Levi, sauvé par un livre.

« Il profitait du désordre et de la nuit. », écrit quelque part Modiano d’un de ses personnages-spectres, trafiquant équivoquement à la faveur des ombres de l’Histoire ; mais il y a ceux, aussi, qui combattent le désordre et la nuit, armés, parfois, seulement, du dérisoire, du tout-puissant talisman d’un livre.

Et c’est bien cela, cette lutte passionnée pour l’ordre et la lumière, ce struggle for life au sens le plus vital, le plus vivant de la locution, que – dans le lyrisme tenu, dans la ferveur rigoureuse qui est à la littérature ce que la dignité est à la morale – nous conte Fabrice Gaignault dans ce petit livre. Lequel affecte les dehors d’un journal de lecture : celle, par Primo Levi, du Remorques de Roger Vercel, tombé entre ses mains alors qu’Auschwitz vit (ou plutôt meurt) ses derniers jours, et que Levi et ses camarades malades, vivent (ou plutôt : mort-vivent, si j’ose dire) dans un abominable suspense, attendant une décision des SS. Attendant leur mort éventuelle, alors que les Soviétiques se rapprochent.

Le « désordre et la nuit » (les nazis diraient : Nacht und Nebel, et n’est-ce pas la même chose ?) règnent sans partage, le premier ayant si bien bouleversé les catégories et les facultés de la pensée que l’ordre de la raison est devenu l’atroce comptabilité des « pièces » (les corps-objets, corps-débris des déportés), la rationalité folle des nazis. Et le texte de Fabrice Gaignault, avec sa précision méticuleuse (ou plutôt ; son effet de précision : il ne nous assomme jamais de détails, il va nûment à l’essentiel), en fait entendre l’écho. Quant à la nuit, elle s’est étendue sur tout – les forces de Levi, malade, qui s’éteignent – la parole, dans le camp, qui est coupée (comme on coupe l’électricité dans une pièce) – tout l’appareil excitable des sentiments, toutes les étincelles possibles de joie, d’espoir, qui sont engloutis dans une épaisse opacité émotionnelle.

Mais il y a le livre de Vercel, et Levi lit (et le français, combinant phonétiquement en « Levi » les mots « lit » et « vit » révèle à son insu une grande vérité). Epuisé, il lit lentement, méthodiquement – et c’est l’ordre (un ordre humain, celui-ci) qui se recompose. L’ordre de la littérature, au sens d’abord même le plus visuel du terme : l’ordonnancement des mots sur la couverture de Remorques (Fabrice Gaignault décrit soigneusement la physionomie de celle-ci, description renforcée par une photo). Mais aussi – et il ne s’agit plus de décrire, mais de déplier – tous les livres et les noms (cet ordre qui est celui d’une bibliothèque) que, gigogne, peut renfermer le roman de Vercel, et que Fabrice Gaignault, comme s’il tirait la chaîne d’un puits, tire et fait apparaître : Charlotte Delbo, Jacques Lusseyran, Molière, Baudelaire… Et Conrad, qui ramène l’auteur d’Un livre à sa propre vie – avec cette décence, cette discrétion, mais aussi cette conviction qu’on retrouvait, par exemple, chez Lola Lafon dans Quand tu écouteras cette chanson, et qui prouve qu’on peut (qu’on doit, peut-être) parler de soi en parlant d’Auschwitz ou de la Shoah, et qu’ainsi sans doute on en parle un peu moins mal.

Et puis lire, c’est malgré tout (« malgré tout », car il ne s’agit que de mots) aussi dissiper la nuit où s’est abîmé Primo Levi : « pénétrer dans un autre monde, là où apparaît la lumière. » Là où, à nouveau en lumière, des images reviennent, celles du passé, celles de sa propre histoire, de cette famille de grands liseurs, comme dirait Baudelaire, que furent les Levi.

Même si, et c’est tout le paradoxe (et aussi toute la force de la littérature, sa force paradoxale), Vercel, apprend-on, fut aussi un de ceux qui « profit[èrent] du désordre et de la nuit » …

Fabrice Gaignault, Un livre, Arléa, 96 p., 13€

Venez rencontrer, échanger avec Fabrice Gaignault mercredi 3 septembre à 19H à la librairie Compagnie