Un enfant enlevé réapparaît. Ce n’est pas la fin mais le début d’une tragédie…
1975, Missouri. Dans la paisible ville de Monta Clare, au pied des montagnes, le jeune Patch Macaulay se prend pour un pirate. Normal : il a un œil en moins et un bandeau constamment sur le visage. « Il était né borgne, et (…) sa mère lui avait très tôt donné le goût des sabres d’abordage et des cache-oeils, convaincue que la beauté de la fiction avait le pouvoir d’émousser une réalité trop brutale ». Son enfance est plutôt heureuse jusqu’au jour où il se comporte en héros, empêchant l’enlèvement d’une camarade de classe. C’est lui qui disparait. Sa meilleure amie, Saint, une petite fille à l’intelligence acérée, le cherche avec obstination alors que tous ont renoncé à espérer, y compris la police. Miracle : elle le retrouve. Ce n’est pourtant pas la fin mais le début d’une tragédie dont les ramifications se prolongeront trente ans durant… Car Patch sort de sa captivité avec de multiples questions. Lui et Saint vont tenter d’assembler les pièces du puzzle, chacun de leur côté, années après année, au risque de s’y perdre. L’enquête, trouble, captivante, mettra plusieurs décennies à aboutir. Et Patch se tiendra au plus près de l’abîme, face à la contagion du chagrin. « Tant de personnes disparues, sans que nul ne soit jamais inculpé. (…) Patch constatait le lourd tribut payé par les proches des disparus, les parents qui, incapables de supporter leur souffrance commune, se séparaient et emportaient leur désespoir dans de nouvelles relations, contaminant leurs partenaires tout en s’abreuvant de leur réconfort, parce que les seuls tourments qu’ils avaient connus étaient si dérisoires en comparaison des leurs qu’ils ne comptaient pas. »
Une seule certitude : l’équilibre du monde a été brisé. « Tous les hivers, les gens disent que Monta Clare est presque trop belle. Ça rend le crime encore plus grave, non ? Parce que c’est arrivé ici. J’ai l’impression qu’aucun d’entre nous ne s’attendait à ce que le monde extérieur s’introduise dans notre ville. » On songe parfois à Mystic River (le roman de Dennis Lehane devenu film de Clint Eastwood) pour ces vies broyées par le hasard d’une enfance placée par hasard au mauvais endroit et au mauvais moment, et le subtil entrelac de destins unis par la malchance. Mais au-delà du hasard, c’est avant tout le cœur et ses méandres que Chris Whitaker interroge.

La beauté peut-elle surgir de la nuit ? C’est l’une des questions posées par ce sombre et déchirant roman, qui a la flamboyance du mélodrame, mais avec une constante justesse. La réponse sera loin d’être univoque. L’auteur explore la folie des sentiments qui ne savent pas s’éteindre : la fidélité quand elle vire à l’obsession, la désespérante obstination des amours à sens unique, les loyautés aux conséquences funestes. Il tire le portrait d’êtres victimes d’injustices dénuées de sens, mais traque la lumière qui éclaire même les existences broyées. « Parfois, il y avait juste assez de beauté pour tempérer la douleur. »
Toutes les nuances de la nuit, Chris Whitaker, traduit de l’anglais par Cindy Colin-Kapen, Sonatine, 832 p., 25,90€