« La question du genre impacte chez moi le monde imaginal »

Direction Joinville-le-Pont, non pas sur les pas des peintres des bords de Marne. Cézanne attendra.  Eden Tinto Collins, elle, nous attend dans son atelier, installé dans un local confié par la municipalité. Un groupe d’immeubles 50 au fond d’une impasse. Passés la grille d’entrée, nous nous dirigeons vers un rez-de-chaussée, entre le square Bourvil et l’allée Émile Zola. D’origine franco-ghanéenne, Eden travaille sur l’idée de métissages des disciplines et, partant, des cultures. Tout cela semble très sérieux et l’est dans les explications, mais la modestie de l’artiste souriante que viennent ponctuer de grandes rafales de rire nous épargne un discours pontifiant parfois trop présent dans le paysage artistique contemporain, comme pour masquer de grands vides. Sur une table basse, quelques livres signent une lectrice compulsive attirée aussi bien par le roman (la saga d’Orm le Rouge, de Frans G.Bengtsson) que par la poésie ( Du monde entier, au cœur du monde, de Blaise Cendrars) sans oublier le très docte Avec Bergson de Frédéric Worms. Peu de choses dans ce petit lieu ouvert à d’autres artistes, un ordinateur, un clavier électrique, d’intrigantes mains implorantes qui feront partie avec une vidéo de la présence d’Eden à l’exposition Femmes. D’une relative notoriété à un puissant coup de projecteur activé par la galerie Perrotin, la mise en orbite de la fusée Éden est bien partie pour nous faire embarquer dans d’autres dimensions. Rencontre au calme avec une jeune femme lettrée et engagée se définissant volontiers comme une poéticienne.

Pourquoi avoir appelé votre lieu Acéphale ? Est-ce l’idée d’un atelier où perdre la tête ?

(Rires) Pas vraiment, mais plutôt l’idée de ne pas garder la main dessus et de déconstruire toute volonté de structure hiérarchique trop verticale en l’ouvrant à d’autres. Je ne suis pas là tout le temps et je souhaite que chaque artiste s’y organise en prenant ses responsabilités. Il y a ce rêve de tester ici une organisation en partage des responsabilités, sans chef.

Qu’allez-vous exposer chez Perrotin ?

Une vidéo de cinq minutes, tirée de ma série A pince of cola, que j’ai appelée J’irai twerker sur vos tombes, en hommage à Boris Vian. Dans toute l’Afrique de l’Ouest, on utilise la graine de cola en signe d’amitié, ou pour faire la paix avec une personne avec laquelle on a eu un petit souci. Un signe de respect, de bienveillance, de réparation aussi. Du coup, j’ai trouvé que le symbole était assez beau parce qu’à portée de main et sans enjeu financier. Étant d’origine ghanéenne mais née en France, je suis portée par une double conscience, celle du métissage que Michel Serres définissait comme une traversée vers une autre rive que l’on ne parvient jamais à atteindre. Je suis toujours dans une projection qui me tourne dans la direction du continent africain et de ses projections infraterrestres.

Comment avez-vous reçu la nouvelle de votre sélection par Pharrell Williams au sein de l’exposition Femmes ?

J’ai mis du temps à me dire que je ne rêvais pas. C’est marrant parce que Pharrell Williams est une personne avec laquelle j’ai grandi. Je trouve remarquable chez lui cette façon qu’il a de parler à plusieurs générations. J’aime beaucoup la façon dont il gère une interdépendance entre toutes ses pratiques, que ce soit la musique, la mode, ou le design. Il a su créer un écosystème économique et artistique qui fonctionne très bien, en développant à la fois un travail de productions et d’imaginations, ce qui est très fort.

Quand vous dites que vous avez grandi avec lui, vous pensez essentiellement à la musique, j’imagine…

Oui, et pas seulement dans les albums où il apparaît au premier plan. J’ai toujours aimé ce qu’il a fait Neptune, son premier groupe, ses collaborations avec Kelly Rowland aussi. C’est un univers très riche qui m’a toujours beaucoup inspirée.

Pour revenir à l’exposition Femmes, on peut noter la présence de quelques hommes parmi la trentaine d’élues. Cela pose la question du genre et ce qu’elle sous-entend : vous considérez-vous comme une femme-artiste ou une artiste-femme ? La nuance à mes yeux est importante.

C’est une très bonne question. Je pense que je n’échappe pas aux représentations du genre dans les préoccupations qui animent ma création. La pièce montrée chez Perrotin aborde cette question frontalement. On peut m’appeler artiste, artiste-femme ou artiste-femme noire, ça m’est égal. En fait, on peut complexifier la question à l’infini (Rires). Ce sont des questions très sensibles sur lesquelles je travaille, que je sculpte, je dirais même. Je ne sais pas ce qui va sortir de tout ça mais j’imagine qu’un nouveau genre masculin va forcément en découler.

Pourtant chez vous, il y a autre chose que le simple combat intersectionnel. Ce qui m’intéresse davantage est ce qui touche au rêve, à un certain degré d’onirisme. Comme si vous réfléchissiez aux entrelacs du réel et du virtuel…

C’est drôle ce que vous dites parce que la question d’interdépendances entre les outils de recherches créatrices chères à Pharrell Williams est aussi ce qui m’habite. Cela dit la question du genre va forcément, chez moi, impacter le monde imaginal.

Qu’appelez-vous exactement monde imaginal?

C’est un mot utilisé par le philosophe et orientaliste Henry Corbin et qui traverse l’œuvre de Carl Gustave Jung, à savoir un monde qu’on porte à l’intérieur de soi et qui est du coup un monde d’icônes dans lequel tout ce qui nous entoure fait image, un peu comme si nous étions nous-mêmes dans une immense fresque.  C’est quelque chose de très représenté dans les religions, comme on peut le voir dans les églises chrétiennes et les temples bouddhistes ou hindouistes. On a tendance à penser que dans la philosophie islamique il ne peut avoir d’images or,  Henry Corbin explique qu’au contraire ce qui est intéressant dans l’islam, c’est l’idée d’une image none représentée mais qui existe et ouvre la perspective de la « sculpter » par la force de l’intention et l’introspection. Cette idée m’a aidée à réfléchir à la façon dont tout cela se répercute dans le monde digital qui nous fait entrer en nous-mêmes en nous influençant  de l’extérieur. Ce qui m’intéresse c’est de créer du lien entre des univers différents qui sont plus intriqués qu’on ne pense. Il y a toute une téléportation de ce que j’ai retrouvé dans cette philosophie à travers le monde du web. Au fur et à mesure de la recherche que j’ai faite sur ces termes-là, j’ai vraiment souhaité construire du récit fictionnel pour créer ce dialogue entre ces espaces.

Si je comprends bien, votre travail consiste entre créer du lien entre les mondes spirituels et numériques ?

Oui exactement. On peut parler de combat mais forcément ça implique énormément de choses qui font partie du monde réel. Mes recherches n’échappent pas à la question du genre mais aussi à celle de notre transformation au fur et à mesure des avancées technologiques en essayant de comprendre pourquoi on choisit de l’éprouver ainsi. Je tente de réparer ou de créer des espaces qui permettent de se rassembler pour en discuter dans le réel. C’est quelque chose de très important à comprendre dans ma démarche. Je vois vraiment notre histoire commune comme une gigantesque fresque dont on est loin d’être arrivée au bout. L’idée c’est de travailler, le cloud avec le ciment, un élément qui durcit comme du ciment.

Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le personnage de Jeanne D’Arc que vous rebaptisez Jane Dark dans un artefact que vous avez créé ?

C’est de l’ordre du symbole. L’idée c’est de recharger la façon dont on va voir ou percevoir cette icône parce que dans le monde imaginal il y a aussi une absence de séparation entre la vie et l’après-vie. Du coup, comment on entretient un rapport et un vrai dialogue avec les icônes et qu’est-ce qu’on porte à cet endroit-là ? La figure de Jeanne D’Arc porte en elle quelque chose d’assez parfait et d’infini. Il y a plein de facteurs qui font qu’elle traverse les sensibilités diverses, parfois pas les meilleures.

FEMMES CURATED BY PHARRELL WILLIAMS, du 20 mars au 19 avril. Perrotin Turenne, Paris

Visuel : Eden Tinto Collins, à Paris le 11 fevrier 2025, pour Transfuge. © Laura Stevens // Modds