Rencontre avec l’immense Richard Ford à l’occasion de la parution du Paradis des fous. L’écrivain américain de 80 ans revient sur sa vision de la littérature, et de l’existence.
Richard Ford plie sa haute silhouette dans le bureau de son éditeur, avec son élégance de gentleman farmer, comme il sortirait juste d’une maison du Montana et non d’un taxi avenue de la République sous la pluie battante. Ford est à la littérature américaine ce que d’autres ont pu être avant lui, Roth, Updike, Harrison, une incarnation vivante de son pays et de ce qui le traverse. Il détesterait que j’écrive cela : lui, grand écrivain parce que partisan farouche de l’individu, me répétera plusieurs fois que son héros Frank Bascombe, devenu au fil de cinq romans double fantasmé de l’auteur, n’a rien d’un « Américain typique ». Sans doute-a-t-il raison, mais cet ancien écrivain et journaliste sportif devenu agent immobilier et divorcé mélancolique, qui n’aime rien de plus que traverser son pays en voiture, rencontrer des gens, beaucoup de femmes, et s’endormir après quelques whiskys, est devenu, en cinq romans, une icône américaine. Ce dernier opus de Bascombe, Le Paradis des fous, qui s’ouvre sur la phrase suivante : « Ces temps-ci, je me suis mis à penser plus souvent qu’autrefois au bonheur. », ne chassera pas l’idée tenace que Ford, dans sa chasse au bonheur, s’avère l’un des plus grands chroniqueurs de l’Amérique d’aujourd’hui. Mettant en lumière la conscience collective d’un peuple souvent courageux, parfois ridicule et en mal d’idéal.
Au cours de notre entretien, Ford parle avec une franchise décalée qui pourrait être l’un des traits saillants de son style : car il sait être aussi détaillé et cru dans la description d’une expérience humaine, que d’une fine drôlerie dans des scènes de tendresse. Ainsi ce Paradis des fous nous mène dans une expérience franchement rude : Frank, soixante-quatorze ans, emmène son fils, Paul, 48 ans, atteint de la maladie de Charcot, pour un dernier voyage, jusqu’au Mont Rushmore. Paul est une créature ironique et burlesque qui lutte contre le désespoir jusqu’au bout du roman. Et c’est peut-être dans la manière qu’il a de rester au plus près de la déchéance physique de cet homme, et de sa vigueur morale, que Ford atteint un lieu puissamment inédit de son œuvre.
Avant de commencer, nous parlons du travail délicat de la traductrice, Josée Kamoun, « elle s’est arrachée les cheveux » me confie-t-il dans un sourire légèrement sadique, notamment dans les dialogues de la fin, entre le fils et le père : lorsqu’enfin, ils cessent de se tourner autour et se font face dans des dialogues affûtés qui avancent en profondeur, alors même qu’ils conduisent vers le Mont Rushmore, qui n’est ni une allégorie de la mort, ni du déclin de l’Amérique, mais seulement un monument kitsch, qui témoigne de l’idée que des hommes se sont faits d’eux-mêmes, et de la fatuité d’un tel orgueil face à la fin de l’existence humaine. Voilà ce qu’est une discussion avec Richard Ford : on commence par une blague, on finit par une pensée de la mort.
Vous annoncez dès la première phrase que Le Paradis des fous sera une réflexion sur le bonheur…Mais ce n’est pas tout à fait un roman sur le bonheur, si ?
Je n’ai jamais dit que ce serait un roman de bout en bout sur le bonheur ! Le bonheur est un fil qui parcourt le livre, mais il s’agit plus d’un livre sur la manière dont l’existence vous rend malheureux, alors même que vous courrez après le bonheur comme un but suspendu devant vous, qui toujours recule. C’est aussi une réflexion sur la manière dont votre attitude, vos sentiments, votre usage du langage, peuvent créer le bonheur. C’est d’ailleurs sans doute la seule manière de le faire advenir dans la vie. Il y a des années, lorsque j’ai commencé cette série des Bascombe, j’avais déjà écrit deux livres que personne n’avait lus. Ma femme m’avait lancé alors : mais pourquoi tu n’écrirais pas sur un homme heureux, pour changer ? C’était en 1981 ou 1982. Mais comment écrire ça ? Tolstoï avait réglé le problème, « toutes les familles heureuses se ressemblent… », alors je ne voyais pas bien comment parvenir à rendre le bonheur dramatique, assez du moins pour être au centre du roman. Je suis donc parti d’un homme qui doit affronter la mort de son enfant, puis la mort de son mariage. Deux choses qui a priori interdisent la possibilité du bonheur. Or, je pars de là pour voir comment cet homme va tout de même rechercher le bonheur, et peut-être même y parvenir. A croire que le bonheur est un sujet qui m’a toujours beaucoup intéressé : sans doute parce que j’étais un enfant très heureux, j’ai été très heureux dans mon mariage et donc le bonheur fait partie de ma vie.
Diriez-vous que le bonheur se transforme selon les âges de la vie ?
Quand on est enfant, tout est neuf, quand on est devenu vieux, presque plus rien ne fait l’effet du neuf. Mais enfant, je n’étais pas plus insouciant qu’aujourd’hui, j’ai toujours été le même genre de personne qui observe les choses sans être vraiment sûr qu’elles finiront par aller dans le bon sens. Mes parents étaient plus vieux que la plupart des parents, peut-être est-ce de là que me vient ma nature sceptique. J’ai fait l’expérience de la mort très jeune, mes grands-parents sont morts lorsque j’étais enfant, mon père est mort dans mes bras lorsque j’avais seize ans.
J’étais un enfant turbulent, mes parents essayaient toujours de me protéger, donc je ne pense pas que mon enfance ait été limpide. Mais elle était vivante. Le bonheur est la victoire de l’esprit sur le malheur, le désespoir. J’ai réfléchi très jeune sur le malheur, mais je ne l’ai pas réellement enduré, parce que j’ai été aimé toute ma vie. Qu’est-ce que j’aurais pu demander de mieux ?
article à lire en entier dans le N°182 Novembre 2024, déjà disponible en version numérique