A l’heure où l’on commémore le pogrom du 7 octobre, Didier Fassin convoque la « morale » dans un livre militant, au péril de la caricature, et réussit le tour de force de nier toute qualification « terroriste » du Hamas tout en ravalant Israël au rang d’État « génocidaire ».

Marc Bloch, l’historien, le Résistant, le juif Bloch, arrêté et torturé avant d’être exécuté par la Gestapo, doit se retourner dans sa tombe. Il faut en effet une bonne dose de culot pour s’approprier (en le revendiquant) le titre de son célèbre essai, L’Étrange défaite, consacré à la débâcle de 1940 et à ses causes, pour en revêtir la couverture d’un livre révisant la nature terroriste intrinsèque du Hamas et agonisant l’État hébreu de tous les maux. Didier Fassin ose. Et il ose tout.

Professeur à Princeton et au Collège de France où il est titulaire de la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines », Didier Fassin, déformation professionnelle oblige, place son livre sous l’égide de la morale. « Le consentement à l’écrasement de Gaza a créé une immense béance dans l’ordre moral du monde », assène son incipit.

Les mots sont forts : « abandon de l’humanité », « soutien à la destruction [d’un peuple] que retiendra l’Histoire ». Si, comme l’écrit l’auteur avec justesse, « Les mots sont importants », encore faut-il ne pas les torturer afin de faire entrer de force la réalité dans un parti pris idéologique. Pointé par Camus, le danger abyssal est alors aussi grand que connu : « Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde ».

Didier Fassin répugne à qualifier le Hamas pour ce qu’il est, à savoir un mouvement terroriste. Mieux encore, il étend cette réserve toute en pudeur douteuse jusqu’à la qualification des massacres antisémites perpétrés le 7 octobre, « une incursion sanglante de la branche militaire du Hamas ». « La qualification des événements du 7 octobre fait l’objet de polémiques […] la signification même de l’opération Déluge d’al-Aqsa demeure débattue », affirme Fassin. Des otages, il ne dit mot.

Pour ce qui est de la qualification terroriste du mouvement islamiste, l’argumentaire de Fassin est aussi archi-connu, rebattu que simpliste : la catégorisation terroriste « peut s’inverser au fil du temps ». Preuve par l’exemple, l’ANC de Nelson Mandela fut considéré comme terroriste avant d’être consacré comme parti de la libération contre l’apartheid. Après avoir embrigadé Marc Bloch, on s’attend presque à ce que Fassin convoque Jean Moulin, « terroriste » pour les nazis, immense Résistant en vérité. En clair, l’Histoire dira si le Hamas doit ou non être tenu pour une milice terroriste et le 7 octobre pour des « pogroms antisémites » ou un « acte résistant ». Poser cette question oiseuse est déjà y répondre.

Le deuxième pivot du livre consiste à retenir et consacrer l’accusation de « génocide » à l’encontre d’Israël. Feignant de prendre des précautions, l’auteur s’aventure sur un terrain dangereux où il finit par glisser : « l’évocation d’un génocide commis par un État qui a été fondé par les Nations unies en réparation du plus grand génocide jamais perpétré est une question éminemment sensible ». Voilà Israël réduit à un lopin de terre en lot de consolation pour six millions de morts. « Les mots sont importants », ici, ceux de Fassin sont ineptes. Mais de poursuivre, saisi par l’Afrique du Sud, la Cour internationale de justice a évoqué un « risque plausible » de génocide, estimant ainsi que la requête formulée par Pretoria était fondée mais ne tranchant pas sur le fond. Allant vite en besogne, Fassin y voit un « jugement provisoire » et des « conclusions de l’instance judiciaire ». L’universitaire n’est pas regardant. Il invoque le rapport sans nuance de Francesca Albanese, « Anatomie d’un génocide ». Voilà qui à l’apparence du sérieux et de l’officiel puisque la dame est Rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens. C’est oublier que l’Italienne n’hésite pas à nazifier Israël, en rapprochant par exemple la photo d’un soldat SS de celle d’un soldat israélien, ou avoir décrit les États-Unis comme étant « subjugués par le lobby juif ». Pour elle, « Les victimes du 7 octobre n’ont pas été tuées à cause de leur judaïsme, mais en réaction à l’oppression d’Israël ».

Encore et peut-être surtout, le cœur de la réflexion de Didier Fassin tient au consentement délibéré que les grandes puissances occidentales comme « les grands médias » accorderaient à « l’écrasement de Gaza ». « Les pays occidentaux soutiennent inconditionnellement le gouvernement israélien », affirme Fassin. Il se dit encore convaincu que toute protestation contre les « massacres à Gaza » est, dans les pays occidentaux, étouffée, interdite, poursuivie et réprimée. « Le racisme antimusulman et anti-arabe, et même désormais la violence antipalesinienne » séviraient en Occident, « bien qu’il en soit peu question ». Quid de la flambée d’antisémitisme ? L’auteur concède qu’elle « semble connaître une certaine recrudescence à chaque opération militaire israélienne ». Il « semble » bien en effet. Pour ce qui est de la France, le nombre d’actes antisémites recensés par le ministère de l’Intérieur a explosé de 300 % en un an. Mais on ne tiendra pas rigueur à l’universitaire de ne pas être statisticien ni expert en chiffres. Ainsi, à la date du 7 mai 2024, il estime à « au moins 100.000 victimes » le nombre de Palestiniens tués à Gaza, surpassant allègrement le décompte déjà contesté annoncé quotidiennement par le ministère de la Santé du Hamas.

Des dizaines de messages écrits par le chef de l’organisation terroriste à Gaza, Yahya Sinwar, que s’est procuré le Wall Street Journal, sont accablants : « L’effusion de sang [dans la bande de Gaza] profitera au Hamas ». « Le grand nombre de victimes imposera une pression internationale sur Israël », se félicite-t-il. Avec un cynisme sans nom le cerveau des massacres du 7 octobre qualifie de « sacrifices nécessaires » la mort de ses compatriotes civils. Didier Fassin ignore ces écrits qui révèlent un froid mépris pour la vie humaine. Peut-être parce que cette sinistre réalité contrarie son idéologie manichéenne.

Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, de Didier Fassin, éditions La Découverte, 190 p., 15 euros, en librairies le 5 septembre 2024.