Au Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis, Elsa Granat revisite au temps présent le « hit » de Shakespeare. Magistral.
À part quelques cubes en velours gris ou beige, l’avant-scène est vide. Un rideau lamé or cache le reste du plateau. Symbolisant le couloir qui mènerait des cuisines à la salle à manger, ce lieu de passage de la maison Capulet cristallise l’euphorie des uns, les frustrations des autres, ainsi que les petits secrets inavoués de chacun. Dans quelques heures, grands-parents, parents, enfants et petits-enfants seront réunis pour les dix-huit ans de Juliette. C’est l’occasion pour tous de faire la paix ou du moins le temps d’une soirée de mettre leur rancune et leur inimitié en sourdine. Bien évidemment rien ne va se passer comme prévu. « Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, explique Elsa Granat, j’avais dans l’idée de m’intéresser, en tant que jeune mère, à mon rôle charnière entre deux générations, celle de mes parents, celle de mes enfants. Je voulais comprendre comme cela se faisait que malgré nos bonnes volontés nous n’arrivions pas à changer de paradigme et que nous allions de ce fait laisser à nos descendants un monde en ruine. Comme dans mes précédentes pièces, j’ai cherché dans quelques grands classiques du théâtre les parents qui tuent leurs enfants. La réponse était évidente, Roméo et Juliette de Shakespeare. »
S’emparant comme dans King Lear Syndrome ou plus récemment dans Nora, Nora, Nora ! d’une fiction qui donne les grandes lignes des mythes sur lesquels sont érigées nos sociétés, l’artiste en décortique les moindres thématiques pour en réinventer la dramaturgie pour qu’elle soit en phase avec le monde dans lequel on vit. Ici, l’amour brut, passionnel de deux ados ravage tout sur son passage et fait table rase d’un passé condamné pour mieux permettre d’inventer le monde de demain. Passant en permanence de la salle au plateau, où elle incarne la mère de Juliette, Elsa Granat reprend avec ses comédiens et comédiennes habituels – Lucas Bonnifait, Bernadette Le Saché et Hélène Rencurel, Clara Guipont, Anthony Cochin et Laurent Huon- les entrées et sorties de chaque personnage. Le travail est d’autant plus nécessaire, que pour la première fois, elle intègre aux répétitions les amateurs qui viendront le temps du banquet grossir la liste des invités. Les uns traversent en sautillant le plateau, les autres portent cartons de champagne, plats de cour à jardin ou inversement, les troisièmes en fauteuil roulant ont été posés là en attendant que les tensions et l’agitation névrotique des derniers préparatifs retombent. « L’idée est, souligne la metteuse en scène, de mettre en exergue comment les sauts cognitifs permettent d’évoluer, de modifier notre perception et notre manière d’être, un peu comme chez l’enfant un jour, il rampe, le lendemain il marche. »Puisant autant dans l’œuvre de Shakespeare que dans les essais sur les méthodes éducatives de Maria Montessori ou de Françoise Dolto, et s’appuyant sur ses propres aspirations et celles de ses interprètes, elle tisse des récits à partir de ce qu’elle qualifie d’écritures traversées.
Refusant toute approche muséale du théâtre tout en revendiquant sa capacité de réunir les gens autour d’une culture commune, Elsa Granat part de l’histoire de Roméo et Juliette pour mieux en réinventer les contours. Entremêlant les amours contrariées des amants de Vérone à ceux d’Hamlet et Ophélie, elle met en lumière les rapports mauvais entre parents-enfants, la violence aberrante qui irrigue les liens filiaux. « Suivant l’exemple de Shakespeare, qui estimait qu’il était plus facile de faire passer des messages par le rire et glissait donc, même dans les pures tragédies des moments de pures comédies, j’ai retricoté son best-seller en intégrant aux conflits générationnels du burlesque et de la farce. »Ados en crise existentielle d’un côté, quadras surexcités en pleine montée de libido de l’autre, donnent à voir une humanité qui déraille mais qui n’a pas pour autant perdu tout espoir. Il est temps de partir, de laisser les artistes poursuivre leur répétition. Le rideau restera fermé sur la suite de l’histoire, sur le banquet à venir qui présage les moments de pure folie dont seule la musique chantée en direct par des enfants adoucira la fatalité. Les prémisses survoltées auront toutefois attisé notre curiosité.
Les Grands sensibles ou l’éducation des barbares d’après William Shakespeare. Adaptation et mise en scène d’Elsa Granat. TGP de Saint-Denis, du 27 septembre au 6 octobre, plus d’informations