On a beaucoup lu pour cette rentrée littéraire. C’est notre métier et on fait le mieux que l’on peut. Des romans intéressants, des émouvants, des plutôt réussis, des à bon sujet, des prometteurs, des à forte teneur politique, des putassiers, des franchement minables, sans style, sans âme, sans avenir et qui nous font perdre notre temps. Puis il y a Richard Ford ; puis il y a Coetzee. Tout à trac, on se souvient ce qu’est la littérature. La grande, l’admirable, la haute, celle qu’on lira encore dans un siècle.
La littérature américaine a du mal à se renouveler, comme nous l’a confessé le critique littéraire Bruno Corty que nous avons dans ces pages interviewé. On confirme : Nathan Hill, bof, Kaveh Akbar, bof… Roth, mort ; Bellow, mort ; Mailer, mort ; Capote, mort : c’est le grand vide.
Mais il y a encore Richard Ford, peut-être le dernier grand maître américain. Avec Le paradis des fous, (l’Olivier), on retrouve son personnage récurrent Frank Bascombe. Vous souvenez-vous de son incroyable roman, Indépendance, Prix Pulitzer de la fiction et Pen/Faulkner Award en 1996 ? Deuxième volet de la série de Frank Bascombe, où le lecteur le suivait pas à pas, lors d’un road trip avec son fils Paul, 16 ans, dérangé, fantasque et bizarre. Road trip où Frank, la quarantaine, entre une amante et son job d’agent immobilier, tentait de se rapprocher de son fils, après un divorce difficile. Direction les Hall of Fame de basket, et une traversée de l’Amérique de Bush père.
Le paradis des fous est le cinquième volet de cette saga naturaliste. Frank a 75 ans. Un AVC, un cancer, de la fatigue, de l’âge, il a perdu de sa superbe et de sa séduction d’antan. On le retrouve cependant sur une même ligne de crête, sur une même note de musique, celle d’une légère résignation, une douce mélancolie qui ne l’empêche pas d’être heureux. Une infime résignation qui lui tient lieu d’éthique : au contraire d’un repli sur lui-même, comme souvent cela arrive, la vieillesse arrivant, c’est son regard sur le monde, sur la société américaine, sur ces Américains qu’il croise lors de ce nouveau road trip qu’il mène avec son fils, qui le sauve. Un regard résigné, au gré des rencontres, des rencontres sporadiques, au passage, sans s’appesantir, compréhensif, ouvert, pour ainsi dire épris d’humanité. Des jugements, certes, à l’emporte-pièce, sur quelques lignes, mais rapidement balayés. Frank est démocrate, il le répète à plusieurs reprises, mais sa part politique est faible, au fond. Il croise des bouseux, des Républicains, des trumpistes, des vieux des jeunes, et à chaque fois, malgré les différences de sensibilité, il finit par être ému. Ému de leur vie sans importance, frustrée, dure.
Ce road trip, il le vit donc avec son fils, Paul. Et c’est une tragédie : ce dernier est atteint de la maladie de Charcot alors qu’il n’a que 48 ans. La mort est proche. Frank lui propose de faire un dernier voyage, en direction du mémorial du Mont Rushmore, pour admirer ou non, les sculptures monumentales de George Washington, Thomas Jefferson, Theodore Roosevelt et Abraham Lincoln. Un dernier road trip vers les origines mythiques des États-Unis : Ford s’il est un écrivain de l’intime, n’en reste pas moins un écrivain de l’Amérique. Le roman est sombre, crépusculaire, cruel à bien des égards. Le père est un dur bien que capable de tendresse, parfois ; le fils est fou, injurieux, coriace et ailleurs. S’aiment-ils, ces deux-là ? C’est la question. Sans réponse. À vous de le dire. Il y a du zen, chez Ford, on ne le dit pas assez. Ce Frank tient la route, malgré tout. Et le désespoir ne fait pas partie de sa gamme d’émotion. Frank, un stoïque nonchalant.
Passons à Coetzee. Son Polonais, ( Seuil), titre de son dernier roman, est un homme de 72 ans, pianiste professionnel, de haut niveau sans être un virtuose. Il se rend à Barcelone pour donner un concert. S’éprend d’une femme Margarita, la cinquantaine. Une histoire commence entre eux, tout à fait indéfinissable : c’est l’attrait du roman, son originalité qui perturbe le lecteur. On a en tête en lisant le livre, le roman de Philip Roth, La bête qui meurt, sur le même thème. Resserrement absolu du récit, plus de politique, plus d’Histoire, plus de société. Simplement une histoire entre deux êtres, dépouillés de tout le reste.
Sauf que chez Roth, il est clair qu’il est question de désir entre un homme en proie au doute sexuel, David Kepesh et une jeune femme, Consuela Castillo, la Cubaine, firmament de la sensualité. L’érotisme est la grande question, et le vieillissement de Roth, et son corps vieillissant, dans le viseur. Là, Coetzee, dans ce précis lapidaire, beckettien dans l’économie de mots, part ailleurs. Que se passe-t-il dans ce roman au coeur sec, aux corps morts (des deux côtés) ? Au fond rien ou presque. Il n’y a pas de rencontre alors qu’il y a une histoire (ils se voient ; couchent même ensemble). Il n’y a pas ou très très peu d’émotions. Lui, s’il y a quelque chose, c’est une sublimation : il la voit comme sa Béatrice qui le mène à la mort ; il lui écrit des poèmes « d’amour » avant de mourir, mauvais, médiocres, pathétiques. Elle n’éprouve rien pour lui, ni amitié, encore moins d’amour, ni admiration (elle trouve qu’il joue mal Chopin) ni même un peu d’empathie pour un homme sur la fin de sa vie. Âpre, elle joue le jeu de cette petite histoire uniquement car elle s’ennuie, d’une vie qui n’avance plus ou si peu. Coetzee est un grand écrivain : il écrit 150 pages sur rien. Un non-rapport ; deux êtres absolument seuls. Au fond, tous deux déjà morts. Roth racontait la vie se battant par le sexe pour continuer, vaille que vaille ; Coetzee raconte la mort en action, sous le voile de la vie. C’est un exploit.