Qui ne le voit ? Les mouvements de foule investissent à intervalles réguliers la scène de notre présent. Elles ne sont pas nouvelles, elles remontent à loin. Elles apparaissent sous des formes changeantes, mais à vrai dire, elles ne font l’objet de recherches, d’études, de réflexions que depuis le XIXème et le vingtième siècle. Grâce soit rendue à Elena Bovo, enseignante de philosophie et de littérature italienne à l’Université de Besançon, qui à travers une enquête passionnante, a tenté d’éclaircir ce concept en le resituant dans l’histoire des idées.

Qu’est-ce qu’une foule ? Comment la définir ? Comment la distinguer de la masse, du peuple, de la horde, de la tourbe ? Pourquoi est-elle tombée en désuétude en tant qu’objet de recherche ? Y a-t-il un « bon sens », une intelligence possible de la foule, ou est-ce le caractère irrationnel qui, toujours, est associé à elle ? Pour quelle raison a-t-on cherché à accoler l’étiquette de « fasciste » à Gustave Le Bon (Sternhell), quand d’autres l’ont vu comme un visionnaire et un pionnier (Hannah Arendt) ?  L’auteure revisite toute cette galerie de grands classiques qui se sont intéressés à la foule, Le Bon, Tarde, Canetti, Freud, Sighele, Arendt, Girard…

D’où vient encore l’idée qu’en foule, l’individu perdrait son libre-arbitre et sa personnalité propre subirait une transformation ? D’où vient l’idée qu’en foule, les valeurs s’estompent au profit des instincts et des passions les plus incontrôlés ? Est-il vrai, comme le suggère très fortement la couverture du livre, les visages à l’intérieur d’une foule s’estompent, se brouillent au profit de la masse (à voir le chapitre très prenant sur « foule et éthique », sur les traces d’Emmanuel Lévinas). Et puis encore, une foule peut-elle s’instaurer sans « meneur » ? Pourquoi un individu au sein d’une foule, peut accomplir un acte violent qu’il n’aurait jamais commis dans la solitude? « L’effet du nombre permet à l’individu, écrit l’auteure, de commettre des actes auxquels il n’aurait même pas songé s’il était seul ». Ou encore, citant Lévinas : « Une foule qu’un visage désarmé peut mettre en question est certainement l’impensé de la psychologie des foules, ce que cette science n’a jamais su ou pu chercher ». Toutes ces questions sont traitées dans cet ouvrage d’initiation et de questionnement, sans naïveté et sans esprit de système. On chemine en érudite compagnie pour évoquer l’affaire Dreyfus, le phénomène du boulangisme, la révolution française…

Dans une période riche en émeutes urbaines de toutes sortes, quelquefois spontanées et sans leader, parfois aussi sans revendications claires et sans projet politique défini, il est utile de suivre le travail d’Elena Bovo, qui se veut une réflexion sur un phénomène dont on a de plus en plus de mal à appréhender les enjeux, les méthodes, le mode de propagation. On évoque les émeutes de 2015 en France ou les émeutes de 2023 autour de l’affaire Nahel, les soulèvements de 2011 en Angleterre, les manifestations massives après la mort de Michaël Brown aux Etats-Unis. On examine le rôle du téléphone portable (les printemps arabes) ou des réseaux sociaux (ce que l’auteure appelle « la meute numérique »), le phénomène du « mimétisme de la violence » (l’expression a été utilisée dans la bouche d’Emmanuel Macron), la contagion des émotions (Tarde). On s’interroge sur la manière dont la criminologie a géré cette contradiction qui consiste à criminaliser les actes commis par des foules violentes et d’autre part à mesurer la signification politique qu’il convient de leur attribuer. Faut-il défendre ou mâter, justifier ou condamner ces expressions par lesquelles les foules prétendent parfois protester ? Est-on sorti de ce dilemme ? Y a-t-il moyen d’en sortir ? La foule relève-t-elle de la pulsion, de l’instinct, de « la force qui va » ou au contraire de la passion, de l’émotion, de l’emportement ? Foule et visage. Foule et individu, foule tour à tour héroïque ou criminelle. L’approche d’Elena Bovo consiste à tourner autour de toutes les dimensions du sujet, philosophiques, psychologiques, sociologiques, littéraires… Sans jamais trancher dans le vif, ni chercher à aiguiser les clivages. J’aime bien au bout du compte le titre choisi, après avoir été, je le confesse, un peu réticent. Mécaniques, c’est-à-dire qu’au fond, une fois qu’on aura « ouvert le capot », fait la part de tous les éléments qui font mouvoir une foule, ce qui la pousse en avant, la part instinctive et la part passionnelle, la part du « meneur » et la part collective, la part révolutionnaire, la part anarchiste, la part corporative aussi, il restera le secret de ce qui met tous ces éléments en mouvement et les font entrer en ébullition. Cela relève-t-il d’une mécanique ? Ce n’est pas impossible. Comme il n’est pas impossible – c’est le dernier chapitre du livre qui nous projette dans des scènes que nous vivons tous les jours, sans avoir toujours les clés de décryptage – que les mécaniques en jeu dans les meutes médiatiques soient au fond de même nature.

Encore un mot sur le choix subtil des illustrations. Certains exemples, comme celui des printemps arabes, de l’affaire Dreyfus ou de la ligue du Lol (cette affaire qui embrasa un jour la toile en retombant piteusement comme un soufflet (« Les essaims numériques, peuvent à l’évidence devenir des corps assemblés qui manifestent et se rejoignent dans une action commune »), révèlent toujours – c’est le fil rouge de cette brillante enquête -, un mélange d’archaïsme absolu et de modernité pernicieuse. Foules d’hier et d’aujourd’hui, avez-vous donc une âme ? Oui, sans doute, mais c’est cette figure de Janus qui est toujours à l’œuvre, au cœur du phénomène.

« Mécaniques des foules », des mouvements hors de contrôle ? Par Elena Bovo aux Editions Armand Colin Paris, 175 pages.