C’était la pièce que nous attendions le plus au Printemps des Comédiens ; Journée de noces chez les Cromagnons écrite et mise en scène par Wajdi Mouawad a enfin été créé à Montpellier le 7 juin, après avoir été interdite à Beyrouth. Une fable bouleversante sur les ravages de la guerre civile sur une famille libanaise. 

Au cours de cette journée de mariage, le sang coulera. Au cours de cette nuit de guerre, l’on parlera d’amour. Journée de noces chez les Cromagnons se place à l’endroit exact de l’impossible. Car il n’est pas tenable de croire en l’avenir dans un Beyrouth sous les bombes, à l’électricité interrompue sans cesse, et où les amis, les proches, ont disparu sans laisser de traces. Pourtant, la famille qui est campée sur scène par des comédiens libanais qui s’expriment ensemble en arabe, jouera jusqu’au bout la comédie du mariage. Pour eux, pour nous. Et ce, sur un plateau presque vide, sous le bruit constant des bombes ou de l’orage, on ne sait plus les distinguer, dans la lumière ou l’obscurité, on ne sait plus très bien l’heure qu’il est. Première chose qui frappe à l’ouverture de la pièce : le jeu des comédiens libanais. Certes, on connaissait la profondeur d’Aïda Sabra, comédienne de Mère il y a quelques années, et qui incarne de nouveau une mère courage de Beyrouth, flamboyante et fragile. Mais on découvre la virtuosité du jeune Aly Harkous, vingt-et-un ans, qui de sa haute silhouette nous offre un personnage au croisement de Buster Keaton et de Werther, une figure de fils au bord de la crise de nerfs, portant sans le savoir l’unité de cette famille rageuse. Car il est aussi bien le fils à maman, que le frère de la future mariée, Nelly, le jumeau, le seul qui parvient encore à lui parler. Car, et c’est là la plus belle idée de cette pièce, la fiancée est narcoleptique. Elle ne supporte pas la violence, et s’endort dès qu’elle y est soumise. « La narcolepsie est un don de dieu dans un pays en guerre » sera-t-il dit un peu plus tard. Près des deux tiers de la pièce, elle n’apparaît pas sur scène, seule sa voix s’échappe du couloir, demandant inlassablement la même chose, ce qui prête à un comique de répétition très réussi, entre son frère et elle. On le comprend au fil de la pièce, Neel et Nelly ne sont que deux faces d’une même jeunesse libanaise, d’une même promesse de romantisme sacrifiée. L’apparition tardive de Nelly, princesse en tulle, portée par la candeur que porte au plus haut l’actrice Layal El Ghossain, dont la robe est tachée de sang, traduit au mieux le destin tragique de cette jeunesse. 

 Si la pièce n’est pas contextualisée, nul doute ne demeure sur la réalité que nous raconte Wajdi Mouawad : nous sommes en pleine guerre civile, en 1975, année qui l’a vu définitivement quitter Beyrouth avec sa famille pour la France, puis le Canada. Cette pièce, une des premières qu’il a écrites, à vingt-trois ans, dépeint donc la survie d’une famille telle que la sienne, entre désespoir et hystérie. 

Dans la somptueuse salle du Domaine d’O, la violence qui émane du texte de Mouawad, aussi grotesque que charnel, et qui est porté par le jeu viscéral des acteurs, permet jusqu’au bout de nous faire vivre dans cet appartement cerné par la mort. En reprenant la pièce trente ans plus tard, Mouawad a ajouté des moments à Montréal, mettant en scène sa vie de jeune étudiant cherchant à écrire sur le pays qu’il a quitté, et la violence de la guerre qui le hante. Ces passages offrent des parenthèses nécessaires, avant de retourner dans l’enfer familial des Cromagnons. Ce nom même, traduit la régression imposée par la guerre à tout individu. Cette pièce nous rappelle que le théâtre de Mouawad est avant tout une plongée dans les pulsions de mort, et d’espoir, qui traversent les individus contemporains. 

Journée de noces chez les Cromagnons, de Wajdi Mouawad, Printemps des Comédiens, jusqu’au 9 juin, et au Théâtre National de la Colline, en avril 2025.