Cet été, le Centre Pompidou célèbre la bande dessinée. Avec notamment une exposition consacrée au créateur de Corto Maltese qui ambitionne de mettre en évidence ses sources littéraires. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés à Hugo Pratt, Michel Pierre répond à nos questions.

Vous avez connu et rencontré à plusieurs reprises Hugo Pratt, quel lecteur était-il ?

Hugo Pratt avait la curiosité des autodidactes. Tout était lecture pour lui. De la poésie qu’il plaçait au-dessus de tous les arts au roman, des légendes des atlas aux catalogues d’expo, des ouvrages historiques aux articles de revues spécialisées, des livres anciens aux publications récentes. C’était le carburant de son imagination. De plus, il était lecteur en plusieurs langues, l’italien, l’anglais, le français, l’espagnol et le portugais. Il y avait des auteurs de référence dans chaque domaine : Yeats, Shelley, Rimbaud, Melville, London, Curwood, Hemingway, Kipling, Shakespeare et Rilke, Homère et Stevenson, Leopoldo Lugones, Frederick William Rolfe qui signait sous le nom de plume de baron Corvo.

Quelles lectures Hugo Pratt a-t-il partagées avec le personnage de fiction Corto Maltese ?

Pratt a plusieurs fois représenté Corto en situation de lecteur. Plongé dans le Parzival de Wolfram von Eschenbach au sortir de la douche du soir dans une auberge du Tessin ou ne parvenant pas à finir L’Utopie de Thomas More dans sa maison de Hong Kong. D’autres personnages sont aussi plongés dans la lecture tel Raspoutine dans le Voyage autour du monde de Bougainville au début de La Ballade de la mer salée ou dans ce même album, Hugo Pratt nous laisse entrevoir la bibliothèque du lieutenant Slütter avec plusieurs romans de Melville.

Pratt est considéré comme le plus littéraire des auteurs de bande dessinée, à quoi cela tient-il ?

On parle de « littérature dessinée », de « narration graphique » comme si on donnait des lettres de noblesse à un art qui, aujourd’hui, n’a plus besoin d’en avoir. Hugo Pratt a su faire de la bande dessinée, un moyen d’expression souple, variée, aux possibilités infinies. Un genre qui emprunte à tous les genres et même à la musique et au silence. Parfois, on songe à ce que disait Miro de son œuvre désirée «comme un poème mis en musique par un peintre ». Et comme Miro, Hugo Pratt voulait aussi rendre sensible « une ligne ou un point simplement ».

Mis à part la littérature et la poésie, quelles autres inspirations nourrissaient les bandes dessinées de Pratt ?

La musique. Elle est partout dans l’œuvre d’Hugo Pratt lui-même doté d’une belle voix et s’accompagnant à la guitare que ce soit dans un répertoire de chants de marins, de balades, de chansons latinos. Il y a aussi le jazz et son amitié avec Dizzy Gillespie, le tango, les complaintes irlandaises et même Puccini. Et on ne saurait oublier le cinéma. Hugo Pratt avait toujours rêvé de devenir metteur en scène et il aimait à dire que « La bande dessinée, c’est comme le cinéma, même si c’est un cinéma de pauvres ». Pour dessiner Corto Maltese, il s’inspire de Burt Lancaster et la scène d’origine de La Ballade de la mer salée provient directement du film d’Edward Ludvig en 1948 Le Réveil de la sorcière rouge où l’on voit John Wayne abandonné sur les flots sur un sommaire radeau en forme de croix. Il s’inspire aussi du plus cinématographique des auteurs américains de bande-dessinée, Milton Caniff, maître du noir et blanc et de la multiplication des plans comme si le crayon et le pinceau devenaient caméra. Il ne faut jamais oublier qu’Hugo Pratt appartient à une génération exceptionnelle de créateurs italiens pour qui l’image sous toutes ses formes a été primordiale, que l’on songe à Fellini, Ettore Scola, Umberto Eco, Dario Fo, Italo Calvino etc.

Inversement, peut-on trouver aujourd’hui chez des écrivains ou cinéastes contemporains l’emprunte de Pratt ?

Ce qui me fait le plus penser à Hugo Pratt serait en littérature, l’oeuvre complète de B. Traven et son inoubliable Tresor de la sierra madre, adapté au cinéma par John Huston en 1948. J’y ajouterai le film Cangaceiros de Lima Barreto sorti en 1953 et le magnifique chant Olê muie rendeira repris plus tard par Joan Baez.

Bande dessinée, 1964-2024, du 29 mai au 4 novembre, dans le cadre de la BD à tous les étages au Centre Georges Pompidou