Dans Requiem(s), Angelin Preljocaj déborde les Mozart et Ligeti autour du miracle d’exister, face à la perte et la mort. Où les clous de cercueil sont faits de métal musical. A découvrir dès ce soir à la Villette.

Que reproche-t-on à la mort, si ce n’est de transformer la vie en un épisode trop éphémère ? C’est ce qui distingue l’homme de l’arbre, selon Gilles Deleuze, penseur de la vie auquel Angelin Preljocaj donne ici la parole, pour la seconde fois depuis son Deleuze/Hendrix, où la danse évoquait la vie et la mort prématurée du rocker américain en 1970. Dans cette fresque dansée, il était question d’éternité, avec l’instant vécu comme porte d’entrée. C’était en 2021. En 2023, un tournant. Dramatique. Preljocaj perd sa mère, son père et plusieurs amis chers. La mort perd de sa poésie mythique et devient tragédie. Entretemps il avait travaillé sur le rapport de l’homme à la mythologie et expérimenté la forme du spectacle-mosaïque où l’on passe, comme dans un rêve, d’un univers et d’un état émotionnel à l’autre. Si le mythe peut être effroyable ou solaire, si ses héros viennent tantôt en guerriers tantôt en poètes, la diversité des attitudes humaines étonne tout autant quand il s’agit de faire face à la mort. Le deuil doit-il forcément être sombre ? « Il peut y avoir de la joie, de l’énergie. En Indonésie, il existe des endroits où on déterre les morts, on les habille, on les met à table. Il y a une sorte de plaisir à retrouver l’être cher qu’on a perdu », explique le chorégraphe. Pourtant, Requiem(s) ne verse pas dans l’exploration de cultures lointaines. Nos êtres chers perdus méritent toute notre attention dans l’ici et maintenant. Aussi les contextes chorégraphiques dans lesquels ils peuvent partir vont des ruines de la guerre aux charniers et catacombes, faisant l’objet d’étonnantes images dansées aux confins de l’expressionnisme.

Face à la mort, on peut être inconsolable ou éprouver de la fureur. On peut chercher de l’apaisement chez Bach comme dans les requiem de Mozart ou de Ligeti. Chants médiévaux et pleureuses peuvent trouver correspondance dans des formes de danse telluriques, où les corps sont lourds et le deuil peut se vivre seul ou en unisson, à dix-neuf. Le partage vaut soulagement. Combien de tableaux dans Requiem(s) ? « Je n’ai pas compté », dit Preljocaj. Qui aime la vie, n’additionne pas. Disons que cette pièce meurt environ une vingtaine de fois, pour renaître à cadence égale, opposant son opulence à toute idée de disparition. Aussi Reqiuem(s) n’est pas une seule pièce, mais des dizaines, chacune ouvrant sur un univers, une attitude, un rite mortuaire. Et l’architecture chorégraphique de Preljocaj, si incisive et calligraphique, unifie l’ensemble, lui conférant sa cohérence de style et d’esprit. Il y a le rite de passage dans les limbes, l’union entre la pleureuse et la défunte, la danse chorale en unisson qui met en ébullition les derniers instants d’une vie et bien plus encore. On danse la folle course du temps, en courant en cercle. Un tableau chasse l’autre, comme pour souligner que la vie est d’autant plus intense que les jours se suivent sans se ressembler. Entretemps, Angelin se garde bien de faire danser les anges. Il termine au contraire sur le heavy metal du groupe System of a down : « I cry when angels deserve to die ». Aussi la boucle est bouclée avec l’impressionnante image initiale en clair-obscur, où la Création en personne descend du ciel – voire de la croix en mode Rubens – sous forme de trois corps humains, pour rejoindre le sol et armer cette danse de la pesanteur du deuil. Le diable cependant n’a ici aucune emprise, tant ce Reqiuem(s) fait la part belle à la vie. Concevoir une pièce de danse sur la mort, voilà qui nécessite forcément un feu d’artifice d’énergie vitale, comme celle des danseurs aixois, guidés par la sagesse d’un Angelin Preljocaj, maître de ballet qui, de plus en plus, se met à lorgner au-delà du firmament.  

Requiem(s) d’Angelin Preljocaj

Jusqu’au 6 juin Grande Halle de La Villette  en coréalisation avec Chaillot, Théâtre National de la Danse, Paris

04, 05 et 06 juillet 2024 Le Corum, Festival Montpellier danse 2024, Montpellier

12 juillet 2024 Opéra de Vichy