Pièce bouleversante mise en scène par Denis Marleau, Terrasses rend vie et voix aux jeunes disparus.

Par Oriane Jeancourt Galignani

Pardonnez ce titre lyrique, mais pour une fois, le sentimentalisme s’impose dans la critique. Car Laurent Gaudé et Denis Marleau signent un spectacle qui, mêlant pudeur, prosaïsme et délicatesse, touche au vif. Terrasses s’ouvre sur la voix d’une jeune femme : seule sur la vaste scène de la Colline, elle sourit. Le jour se lève, la vie s’offre à elle. Au gré des mille possibles que lui susurre sa jeunesse, elle choisit l’amour : le soir même, elle a rendez-vous avec une autre jeune fille, qu’elle aime, et, soupçonne-t-on déjà, qui l’aime. Ce couple traversera les deux heures de spectacle, en feux follets courant sur scène d’un bord à l’autre, pour échapper à la catastrophe qui les poursuit. Rarement, la jeune actrice cessera de sourire. Car la jeunesse sourit même au bord de la mort ; c’est ainsi que la pièce nous offre ce récit de la nuit du 13 novembre. Sur les visages des jeunes acteurs, nous verrons la descente en enfer : il y eut la joie, puis, en une seconde, le règne de la mort. Comment rendre cette vitesse qui est l’essence même du tragique ? Denis Marleau, habitué des textes de Laurent Gaudé et de son rythme, très travaillé dans ce texte qui est un conte du temps perdu et du temps repris, a choisi une mise en scène à la fois sobre et extrêmement sophistiquée. La scène est nue, si ce n’est un vaste écran où apparaîtront des images lointaines d’une nuit parisienne. Au centre : les voix, les visages des comédiens. Des groupes d’individus s’avancent, parlent, puis disparaissent ; parfois un, deux acteurs se détachent et prennent la parole, parfois le groupe parle ensemble, parfois les individus parlent en même temps, sans que jamais les voix ne se chevauchent, dans une prouesse technique digne des arias mozartiennes. Ils sont une dizaine d’acteurs, une majorité de jeunes gens, qui incarnent tour à tour cette foule convoquée la nuit du 13 novembre : les victimes des terrasses, les victimes du Bataclan, les parents des victimes, les amis, les policiers, les infirmières, les médecins…Chacun raconte son histoire, le moment où son existence a basculé. Aucun récit ne surpasse l’autre, ils sont tous par leur justesse parts du grand récit choral des attentats. Ils s’adressent à nous puis repartent s’asseoir dans l’ombre, ou marchant autour de la scène. Ils sont les esprits captifs de la catastrophe, ceux qui demeurent et racontent. Car cette pièce leur offre un purgatoire :  les effets de lumière, la lenteur des gestes, le jeu même des acteurs qui retient souffle et émotion, concourent à créer cette atmosphère.  Ainsi, l’une des plus belles scènes voit un nettoyeur, après l’évacuation des blessés, qui vient pour effacer les traces de la tuerie. Gaudé et Marleau en font un personnage shakespearien qui, seul en scène, convoque les spectres des victimes, choisissant de demeurer là, sur les lieux du crime, esprits errants à la recherche de leurs proches. Le sentiment en est d’autant plus puissant lors de la scène qui précède l’entrée des tueurs dans le Bataclan : les acteurs dansent, au gré d’une chorégraphie qui décompose et alanguit leurs gestes, comme ils nageraient dans une eau trouble, euphorisante et première. Déjà, ils nous semblent partis. La parole y est d’ailleurs donnée à la jeune mère qui vient de quitter sa petite fille de deux ans et qui nous dit que dans la danse, elle s’éloigne, sans savoir que sa dérive ne sera pas libération mais tragédie. Figure saisissante d’un esprit qui ne peut ni rester, ni partir. Les morts reviennent et repartent dans le flux de nos mémoires et de nos hommages. Terrasses s’achève par un baiser : la promesse du début est tenue. Et nous, public, finissons debout, bouleversés par cette pièce qui n’a jamais abandonné la possibilité de la joie, même au royaume des morts.

Terrasses, texte de Laurent Gaudé, mise en scène de Denis Marleau, théâtre de la Colline, jusqu’au 9 juin