La metteure en scène irlandaise Orpha Phelan présente à Montpellier une production de La Bohème située à Paris dans les années 1930. Une période particulièrement riche sur le plan artistique où, entre les deux guerres mondiales, l’heure était encore à l’optimisme. Rencontre

Vous situez votre mise en scène de La Bohème à Paris dans les années 1930. Pourquoi ce choix d’installer les personnages du drame à ce moment précis de l’histoire entre les deux guerres mondiales ?

Je crois qu’on pourrait imaginer ce drame à n’importe quelle époque et dans n’importe quel lieu. Et cela fonctionnerait de la même manière parce qu’il s’agit d’une œuvre très forte et quasi parfaite et que Puccini a si habilement construit les personnages du drame que La Bohème possède tout ce qu’il faut pour tenir le coup même dans les contextes interprétatifs les plus incongrus ou déjantés. Cela dit je ne pense pas que ma mise en scène soit incongrue ou déjantée. Un peu avant le confinement, je suis venue à Paris pour faire des recherches en vue de cette production dont la réalisation a été repoussée à cause de la pandémie. Quand je dois monter une œuvre, je procède toujours un peu de la même façon qui consiste dans la mesure du possible à m’immerger dans l’univers des héros du drame et aussi du compositeur.

Et cette fois cela consistait à visiter Paris ?

Oui. Je voulais me rapprocher des personnages, marcher dans les rues où Mimi et Rodolfo avaient eux-mêmes marché, sentir les odeurs qu’ils avaient senties, boire du vin, aller dans les cafés, visiter des galeries d’art et ressentir à ma manière un peu de ce qui fait la vie de bohème. Avant de partir, j’étais encore indécise, un peu comme devant une feuille blanche. Ce moment où tant d’options se présentent à vous qu’il est impossible de faire un choix. Je me suis dit qu’en étant à Paris mes choix allaient forcément se préciser. Et c’est bien ce qui s’est passé. En marchant dans les rues de Paris, il m’est venu à l’esprit qu’il y a dans le drame quelque chose de très fort et récurrent, c’est l’optimisme dont font preuve Mimi et Rodolfo. On sait bien sûr ce qui attend Mimi et que quelque chose se trame en arrière-fond. Pour autant il y a bel et bien cette sorte de naïveté. J’ai alors pensé qu’il y avait eu une période dans l’histoire qui ressemblait un peu à ça. Ce moment particulier entre les deux guerres, 1914-1918 et 1939-1945, où des artistes du monde entier et de toutes disciplines se trouvaient à Paris, comme Hemingway, Picasso, Dali, Man Ray, Dora Maar, James Joyce ou Samuel Beckett, par exemple. C’était une époque trépidante, pleine de vie et très féconde sur le plan artistique. Il m’a semblé que cette période si riche offrait un contexte symbolique de la situation de Mimi, pleine d’espoir et d’optimisme, mais aussi menacée par la tragédie qui va l’emporter.

Comment avez-vous travaillé sur cette production, notamment avec les chanteurs ?

Beaucoup de chanteurs ont interprété ou interprètent régulièrement cet opéra. C’est pourquoi mon principe a été de leur demander de partir de zéro, d’oublier tout ce qu’ils ont fait avant. C’est une mise en scène très physique avec beaucoup de mouvements. On danse, on saute, on court, on s’attrape. Dans la scène d’ouverture il y a un lit qui est composé de boîtes. Rapidement ces boîtes sont reconfigurées ; d’abord pour devenir une table, ensuite pour faire un canapé et ainsi de suite. Ce que donnent à voir ces transformations multiples, c’est comment ces personnages ont beau être sans le sou, ils n’en sont pas moins extrêmement créatifs. Ils n’ont pas d’argent, mais ils déploient des trésors d’imagination. Leur vivacité d’esprit est telle qu’ils n’ont pas besoin de parler pour se comprendre. Il leur suffit d’échanger un regard pour savoir comment agir. Ils sont un peu comme des clowns avec des mouvements à la fois très rapides et enjoués. Il faut que cela soit parfaitement réglé, tranchant, précis mais avec en même temps quelque chose de souple et d’enfantin.

C’est la deuxième fois que vous mettez en scène La Bohème. Comment expliquez-vous que cet opéra soit toujours aussi populaire depuis sa création en 1896 sous la direction d’Arturo Toscanini ?

Pour moi la principale raison est qu’il s’agit d’une œuvre qui parle de gens ordinaires et qui nous montre tels que nous sommes. Il n’y est pas question de rois et de reines ou de créatures mythologiques. Ce sont des personnages ordinaires qui sont jeunes et qui tombent amoureux. Nous avons tous été jeunes et nous sommes tous tombés amoureux donc nous comprenons ce que c’est que d’avoir le cœur brisé et nous comprenons ce que ça veut dire de désirer une chose si fortement qu’on est prêt à abandonner tout le reste pour l’avoir. Ce que j’aime beaucoup en général chez Puccini, c’est qu’il y a chez lui une forme d’immédiateté qui n’est ni cérébrale ni intellectuelle. Il est très habile, il est brillant, mais il a cette capacité à vous saisir en quelque sorte directement. On dit parfois qu’il nous manipule. Mais cela ne me déplaît pas d’être manipulée ainsi par une œuvre d’art.

Vous êtes spécialisée dans la mise en scène d’opéra. D’où vient chez vous ce goût pour l’art lyrique, au point d’en avoir fait votre métier ?

J’ai été élevée en Irlande à Kilkenny dans une famille où l’on aimait la musique sans pour autant la pratiquer. Un des premiers opéras qui m’a profondément marquée, c’est Flavio, re di Longobardi, de Haendel. J’étais tellement emballée que j’ai attendu près de l’entrée des loges espérant entendre où les chanteurs allaient boire un verre après la représentation pour être dans la même salle qu’eux et respirer le même air. Quand je suis partie à Londres pour faire un master en critique d’art, j’ai commencé à aller très souvent voir des opéras. Je me souviens en particulier d’avoir assisté au Crépuscule des dieux, mis en scène par Richard Jones. Cela m’a soufflée, c’était extraordinaire. J’ai senti qu’il y avait là quelque chose qui me correspondait. Bien sûr je ne pouvais pas chanter ni diriger un orchestre, mais je me suis dit que pouvais faire de la mise en scène. Parce que j’aime organiser et que j’ai une vision claire. Le fait que l’opéra soit un art visuel est quelque chose de très important pour moi. Quand je travaille sur une œuvre, je considère que la scénographie est un personnage à part entière du spectacle. C’est pour ça que je fais en sorte que le décor ne soit pas réduit à un arrière-fond mais qu’au contraire il évolue et se transforme à vue pour que le public ait cette expérience d’une magie en trois dimensions où le décor, la musique, la lumière, le jeu et le chant composent un tout organique. Pour moi, c’est la plus belle forme d’art.

La Bohème de Puccini, mise en scène Orpha Phelan, direction musicale Roderick Cox, Orchestre national Montpellier Occitanie. Du 22 au 26 mai à l’Opéra Berlioz / Le Corum, Montpellier.