Fable nostalgique ou parabole édifiante, le dernier livre de Jim Fergus, spécialiste des Cheyennes, évoque un paradis perdu où aurait pu triompher la sensibilité féminine.

Institutrice, victime de violences conjugales, Molly McGill, la narratrice du Monde véritable, a tué son mari. Condamnée pour meurtre, elle purgeait sa peine dans la prison de Sing Sing, non loin de New York, quand on lui a proposé de la relaxer si elle épousait un Cheyenne comme monnaie d’échange. Hawk, l’Amérindien en question, est un « changeur de forme », c’est-à-dire qu’il peut se métamorphoser en animal, le faucon dans son cas (d’où son nom). Taiseux, brave, fidèle et habile, ce mari idéal comble Molly ; aussi n’hésite-t-elle pas une seconde lorsque, après avoir décimé la tribu, des colons européens la somment de choisir son camp. Conquise par le mode de vie libre et naturel des Cheyennes, elle rejoint leur « monde véritable », sorte de terre utopique qui évoque l’Arcadie.

       Le Monde véritable s’inscrit dans le cycle romanesque de Mille femmes blanches dont le Cherche Midi a déjà publié quatre volumes. Spécialiste de la civilisation cheyenne, Jim Fergus s’est inspiré d’un fait réel : la rencontre, à Washington D. C., entre le chef indien Little Wolf et le 18e président des États-Unis, Ulysses S. Grant, en 1873. On ignore la teneur de leur entretien ; le romancier américain a imaginé que le Cheyenne obtint de troquer des chevaux et des bisons contre mille femmes blanches pour les marier à ses guerriers afin de perpétuer sa tribu menacée d’extinction et de favoriser son intégration. Recrutées dans les pénitenciers et les asiles du pays, ces Blanches s’assimileront si bien qu’elles défendront les Cheyennes quand ils seront massacrés ou déportés dans des réserves, après la bataille de Little Bighorn, les 25 et 26 juin 1876.

       Il y a une part de wishful thinking, autrement dit de vœu pieux — rétroactif en l’occurrence — dans l’œuvre de Jim Fergus qui dénonce le génocide des Amérindiens et l’hégémonie mortifère de la civilisation européenne. Au lieu de tirer profit, à la faveur d’alliances de sang, de la sagesse autochtone et notamment de son rapport harmonieux avec la nature, les colons préférèrent éradiquer cette « multitude mouvante ». La nostalgie d’un éden bucolique disparu, où les pow-wows préservaient la liberté de chacun tout en apaisant les querelles, imprègne cette parabole écologique dont le manichéisme s’avère quasi épidermique. Molly Standing Bear, une chamane lycanthrope qui met la tribu en garde contre le retour des méchants envahisseurs, fait remarquer à Molly McGill qu’elle est depuis assez longtemps la compagne de Hawk pour que « son odeur de Blanche se soit estompée ». La relation sensuelle qu’entretiendront les deux squaws et la vengeance fantasmée contre les Blancs qui s’ensuivra relèvent de l’apothéose.

       Somptueusement illustrée de dessins d’Anne-Gaëlle Amiot, la fable de Jim Fergus est davantage qu’un plaidoyer en faveur de la culture amérindienne ; elle laisse entendre que si le pouvoir avait été donné aux Européennes de trouver un modus vivendi qui convienne aux deux civilisations, les Cheyennes auraient sûrement été épargnés.

Le Monde véritable de Jim Fergus Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Luc Piningre Le Cherche Midi, 156 p., 16,50 €