Pour son festival annuel consacré à l’Europe, le Théâtre de la Ville nous fait découvrir le meilleur de la danse britannique. La danse théâtre londonienne pratique un style bien insulaire, fort d’un regard sincère sur les relations au sein de la famille ou du couple.   

Mais d’où leur viennent toutes ces histoires de famille ? Derrière chaque pièce de danse théâtre londonienne se cache un épisode où éclatent les conflits de générations. Le vivre-ensemble, avant de s’étendre à la cité, s’expérimente entre les murs de la maison parentale, où la pression peut monter jusqu’à l’explosion. Trois chorégraphes britanniques en témoignent, chacun à sa manière, au Théâtre de la Ville, dans le cadre du cycle Place à l’Europe qui offre une vue à 360° sur le paysage chorégraphique britannique. Pas inutile donc de prendre un peu de hauteur, pour se rendre compte par la danse que le Royaume-Uni fait toujours partie de l’Europe, même si les Anglais (bien plus que les Écossais) ont fait le choix de claquer la porte de la maison familiale. Les mauvaises langues diront qu’ils sont assez occupés à suivre les affaires de leur famille royale. Par leur intérêt pour l’humain en son bercail, les trois Britanniques qui se succèdent en mai et juin au Théâtre des Abbesses montrent que cette Angleterre apporte à la danse européenne un élément singulier, porté par une grande sincérité et parfois beaucoup d’humour. Impossible de résister à l’ironie de Ben Duke, de passer à côté de la veine presque documentaire de Kwame Asafo-Adjei ou de ne pas frémir face aux ambiances électriques chez Botis Seva.  

Autour de la table

Sincérité et authenticité : En 2018, Asafo-Adjei remporte le premier prix du concours Danse élargie, au Théâtre de la Ville, avec une première version de Family Honor, à l’époque tout juste sortie de l’œuf, dont on verra ici la version intégrale. Le point de départ était un affrontement au Ghana, sur la terre des ancêtres, entre la sœur du chorégraphe et leur père. La dispute tourna autour d’interdits, au nom de valeurs traditionnelles, renvoyant une fille grandissant en Europe à des codes moraux qui forcément lui paraissaient ancestraux et liberticides. Autour de la table familiale, les générations s’affrontent d’autant plus qu’à la scène comme à la ville, ce père est un prêtre et donc à son tour le produit d’une histoire coloniale. Comment sortir d’un tel engrenage culturel ? Asafo-Adjei incarne tantôt sa propre génération avec son énergie rebelle, tantôt se glisse dans le personnage de son père, âgé et non moins opprimé qu’oppresseur face à sa propre fille. À partir d’un langage hip-hop fortement théâtralisé, la pièce se construit geste par geste et se passe des mots, selon le nom de la compagnie: Spoken Movement. 

Mère originelle

Botis Seva fait partie d’une fratrie de quatre, élevée près de Londres dans des conditions socialement difficiles et en absence du père, par une mère venue d’Angola. Et s’il n’est pas tombé du mauvais côté de la vie, c’est grâce à la danse qu’il pratique d’abord dans un Youth Club, une MJC. Quand il fonde sa compagnie Far From the Norm, il construit sa propre famille, offrant un lieu de partage et de liberté à ses camarades danseurs. Dans l’idée de donner la parole à une population défavorisée, il s’inspire de la vie quotidienne, jusque dans BLKDOG, sa création précédente, où il évoque sa propre enfance, ses traumatismes, la violence ambiante et une inquiétude vis-à-vis de l’avenir, inspirée par sa propre paternité récente. Et soudain, arrive Until we sleep, œuvre qui s’articule en tableaux métaphoriques et parfois oniriques. La figure maternelle y prend des airs quasiment mythologiques, en cheffe de guerre ou de tribu. Cette mère originelle se demande comment guider un groupe, un peuple, alors qu’un leader doit aussi composer avec sa propre personne. Comment se faire entendre, tout en écoutant sa propre voix intérieure ?

Mère sacrificielle

L’idée du rôle clé doit certaines choses à la mère de Seva. Car comme il explique, le premier titre envisagé était Mama, inspiré de l’éducation reçue par cette mère sacrificielle et son regard sur la vie. L’un des mérites de la pièce est à trouver dans la discrétion et la poétisation de l’hommage rendu qui peut s’exprimer dans certains thèmes de la bande-son, composée comme dans BLKDOG par Torben Sylvest à partir de hip-hop, jazz, house et musiques électroniques. Le procédé est le même que chez Seva qui a forgé son style chorégraphique à partir de break, krump, popping, house et autres danses urbaines. En même temps, il dit aimer la danse pour la caméra, notamment des films à strates multiples qui jouent sur la perception et la construction des images, se libérant des fils narratifs. En ce sens, Until we sleep, où ce sont les images qui construisent le récit, semble être le territoire déjà visé avec BLKDOG. Au fond les deux pièces sont des films noirs dansés où l’on cherche en vain des éclats de couleur. Mais face à Until we sleep, la critique anglaise, soudainement privée de fils narratifs, se montra déconcertée. Sans histoire à suivre, elle perd le fil. Sans parler du public. D’où l’intérêt des chorégraphes british pour les narratifs familiaux ? 

Juliette et Roméo, couple ordinaire

Ben Duke, lui, n’a subi ni migration, ni drame colonial ni violences. Un homme sans histoires, ou presque. Ce qui fait qu’il revisite celles des autres. Avec brio et humour. À son tableau de chasse, Orphée et Eurydice, Nina Simone, Charles Dickens, Le Lac des cygnes, Médée et Jason, le Paradis et même Dieu. Et maintenant, Shakespeare, avec Roméo et Juliette pris dans les filets d’un imaginaire un brin iconoclaste, un peu farfelu et gentiment facétieux. Politiquement correct aussi, quand une légende est retournée comme un gant, car réimaginée du point de vue d’un personnage féminin que sa famille avait oublié d’écouter. Déromantisée, la légende tombe de son piédestal. Car Duke imagine les amants de Vérone en couple, quelques décennies plus tard. Sans le double suicide leur vie serait-elle vraiment plus heureuse ? À quoi ressemblerait leur couple, aujourd’hui et face à leur passion perdue alors qu’ils cherchaient la pérennité sensuelle en s’exilant à Paris, ville de l’amour ? Rien de mieux pour montrer à quel point Ben Duke adore jeter des pavés dans la mare de nos illusions. Mais comme il le fait avec un humour à toute épreuve, on ne trouvera personne pour lui en vouloir. 

Juliet & Romeo de Ben Duke Théâtre de la Ville – Les Abbesses 14-18 mai

Family Honor de Kwame Asafo-Adjei, Théâtre de la Ville – Les Abbesses 22-25 mai

Untils we sleep de Botis Seva, Théâtre de la Ville – Les Abbesses 4-7 juin