Le Lac d’argent nous replonge dans l’univers de Kurt Weill des années trente, grâce à la prouesse du metteur en scène allemand Ersan Mondtag et sa bande d’interprètes détonnant. A découvrir jusqu’au 20 avril à l’Opéra de Lorraine. 

Des monstres ouvrent le Lac d’Argent sur la scène de l’opéra de Lorraine :  mutants à trois bras qui, dans une scène somptueuse, « enterrent la faim » sous la forme d’un totem autour desquelles ils tournent et chantent leur désespoir. C’est à la fois tragique et drôle. Mais aussi parfaitement de mauvais goût et magistralement interprété. Bienvenue dans Le Lac d’argent, le plus déjanté des opéras présentés ce printemps. Dernière oeuvre de Kurt Weill montée en Allemagne, ce conte de fées opératique en dit long sur le sentiment de chaos et de désespoir qui régnait dans le pays à l’arrivée des nazis. L’intrigue, obscure, tient en une ligne : un policier blesse un « prolétaire » au cours d’un braquage d’ananas. Devenu par magie très riche, le policier décide de se racheter en soignant le voleur dans son château, au bord d’un poétique « lac d’argent » qui offrira une issue aux deux amis/ amants, lorsqu’à la fin un dictateur prendra le pouvoir. Bref, l’amour de deux hommes contre la loi et l’appât du gain : dans l’Allemagne nazie, les autorités ne purent le supporter plus de quelques jours, la pièce fut interdite, et Kurt Weill s’enfuit en Amérique, avec le succès que l’on connaît. Le Lac d’Argent a la frénésie des œuvres écrites dans la panique des catastrophes. Et dans quelques chansons, Kurt Weill y révèle une inventivité et une justesse musicales aussi fortes que dans son précédent Opéra de Quat’sous : on retiendra par exemple la chanson de Fennimore sur la tyrannie de César, portée avec maestria par la soprano irlandaise Ava Dodd. Les paroles, signées Georg Kaiser, sont d’une vigueur poétique et outrancière très années 30.

Mais revenons aux mutants qui dansent et chantent au cours de l’acte 1 :  ce début donne le la de ce que le jeune metteur en scène allemand Ersan Mondtag offrira au public de Nancy : une réinvention délirante et virtuose d’un des opéras les plus rares de Kurt Weill. Car si ce Lac d’argent se situe en 2033, et non plus en 1933, année de la création originelle, il s’inscrit avec une fidélité déroutante dans la tradition de l’ironie burlesque chère au nouveau théâtre allemand de l’entre-deux-guerres. Même si Mondtag n’a que trente-sept ans, et pense dans des codes résolument pop : des startroopers, figures de Star Wars interviennent plusieurs fois et les costumes signés Josa Marx n’ont dans leurs couleurs acidulés rien à envier à ceux de Lady Gaga.

Mais si ce spectacle mérite le détour, c’est avant toute chose pour ses interprètes qui portent le délire de l’ensemble. A ceux qui croient que la scène allemande se serait assagie, il serait heureux de voir ce spectacle qui s’offre un iconoclasme permanent : ainsi les voleurs d’ananas sont dès la deuxième partie transformés en combattants du Hamas, qui danseront la valse avec des startroopers quelques scènes plus tard. Lors des scènes de banquets,  le baryton Joël Terrin, grande voix de l’opéra, dévoile ses fesses en chantant. Mais au centre du spectacle, l’incarnation du burlesque, c’est l’acteur de la Shaubühne Benny Claessens ; à mi-chemin de la performance et du jeu, il pleure, s’esclaffe, rit, jure, supplie, adore, exulte ou désespère, avec un sens clownesque qui, sans nul doute, aurait fait rire Kurt Weill aux larmes.  Bref, Le Lac d’argent est une des surprises lyriques et théâtrales les plus réjouissantes du printemps. 

Le Lac d’argent de Kurt Weill, direction musicale Gaetano Le Coco, Opéra de Lorraine, Nancy, jusqu’au 20 avril., plus d’informations