Le Couteau vient de paraître : récit puissant et viscéral sur l’attaque terroriste dont l’écrivain a été victime, et sa longue reconquête de la vie. 

Il n’écrira pas une fois son nom. L’homme qui l’a agressé n’aura qu’une seule existence dans le livre de Salman Rushdie, celle d’un âne. Le « A. » écrit-il. Un âne muni d’un couteau. Un âne qui n’avait pas lu plus de deux pages de ses livres, mais qui a choisi d’obéir à des dogmes qui correspondaient à son désir de violence et de soumission. Qui a lu Rushdie sait à quel point il aime emprunter au bestiaire de fables. Il demeure dans ce récit fidèle à lui-même et raconte la fable de l’âne qui attaque l’écrivain. Si ce dernier perd un œil, l’âne sacrifie à tout jamais son existence. C’est la fable des ânes qui croient qu’ils peuvent faire taire les écrits avec des couteaux. Naguib Mahfouz poignardé l’année de ses quatre-vingts ans. Charlie Hebdo. Salman Rushdie. Pour les lecteurs français, le Couteau rappellera Le Lambeau de Philippe Lançon. Même approche clinique de l’horreur, même réflexion sur le pouvoir de la littérature, même récit d’un retour à la vie. Même nécessité d’exister pour ces livres qui nous rappellent que les ânes ne triompheront pas. Dans les dernières pages, l’écrivain donne, de manière fictive, la parole à l’âne : elle est creuse et vaine, comme toute parole idéologique. Rushdie le congédie en une phrase : « Ne faites pas de lui un ange du destin. Ce n’est qu’un clown stupide qui a eu de la chance ». 

Très vite, le livre balaie la question du « pourquoi a-t-il voulu tuer ? », pour privilégier la vie. Rushdie qui a frôlé de très près la mort le 12 août 2022, sait ce que signifie regagner le droit de vivre. L’une des phrases les plus émouvantes du Couteau rappelle que « même en morceaux, Orphée continuait à chanter ». Par ce livre, Rushdie nous prouve qu’il ne cessera pas non plus de chanter, même en « morceaux ». Il a perdu un œil, est menacé de cécité. Sa main gauche fonctionne mal. Il n’est plus tout à fait le même que le 11 août 2022. Mais une chose n’a pas changé, l’amour qu’il porte à sa femme, Rachel, Eliza Griffith. La romancière et poète est le deuxième personnage central du livre. La sauveuse. L’amante. Le Couteau lui érige une stèle d’amour et de gratitude. 

Tétanisé

La force de ce livre est avant toute chose d’être le Journal de bord d’un survivant. Avec une sincérité constante, Rushdie nous fait part de toutes les émotions qu’il a traversées heure par heure. Ainsi, deux nuits avant son départ de New York pour Chautauqua, bourgade agréable dans le comté d’Erié où il s’était déjà rendu pour une précédente conférence, lieu où rien ne se passe, parce que rien ne peut s’y passer, sinon la douceur de vivre et de mourir tranquille, l’écrivain fait un rêve : gladiateur, il est attaqué par un homme armé d’une lance. Une prémonition à la Calpurnia qui marque Rushdie et le mène à hésiter à partir. Mais, écrit-il de manière prosaïque, il fallait changer la clim de la maison, et Chautauqua était somme toute une petite ville sympathique où l’on payait très bien.

Le 12 août au matin, sur scène, il n’a même pas le temps de prononcer un mot, qu’un jeune homme en noir fonce sur lui, armé d’un couteau, et s’acharne sur son corps. 

Il raconte que la première chose qu’il se soit dite, soit la suivante : « C’est donc toi. Te voilà. »

Aucune sécurité, police n’est dans la salle ; si Rushdie n’est pas mort, grâce en soit rendue à Henry Reese qui l’interroge sur scène, septuagénaire qui se jette sur l’assaillant de vingt-quatre ans. Puis des gens du public, retraités pour la plupart, montent à leur tour sur scène pour mettre à terre le terroriste. « J’ai connu à la fois le pire et le meilleur de la nature humaine, presque simultanément. ». A la réécriture des évènements, une question le hante : pourquoi n’ai-je pas réagi ? : « la violence fonçait sur moi et ma réalité s’est écroulée. » Il n’a pas su quoi faire. Tétanisé par cet écroulement. Rushdie se présente face à la mort comme le marchand dans la ville de Samarcande, la reconnaissant au premier coup d’œil. Mais jamais fataliste. La résistance qu’il va déployer au cours des premiers jours à l’hôpital, nous montre un lutteur. 

Le « Jour 4 », au téléphone avec sa femme, l’écrivain se désespère de la perte de son costume Ralph Lauren. Il survivra, nul doute, puisque l’humour est là. 

Pas de colère

Parce que Rushdie n’aime pas la tonalité unique, Le Couteau s’avère aussi bien le récit de la violence, qu’une histoire d’amour. Celle qui unit Salman Rushdie à Rachel Eliza Griffith, depuis sept ans. Mais aussi l’histoire qui unit l’écrivain au monde, depuis qu’il publia Les Versets sataniques qui lui valut d’être désigné comme ennemi public numéro 1 par l’Iran et au-delà en 1989.  Ainsi cite-t-il le message de Joe Biden, que son beau-frère lui lit alors qu’il est sur son lit d’hôpital, incapable de parler, entubé, et que sa femme lui interdit de se regarder dans un miroir. Mais aussi les mots d’Emmanuel Macron qui l’ont particulièrement touché. « Seul l’Inde, pays de ma naissance et ma plus profonde source d’inspiration, ne trouva rien à dire ce jour-là. » remarque-t-il. Il est aussi très touché par les rassemblements dans le monde entier en son soutien. Les messages et les discours de ses amis, Paul Auster, Colum McCann, Martin Amis, déjà affaibli par un cancer, la présidente du Pen Club. Des réactions, écrit-il, très différentes de celles qui avaient suivi la fatwa de 1989. « Je suis absolument persuadé que tout cet amour qui m’était adressé, celui d’inconnus comme celui de ma famille et de mes amis, a joué un très grand rôle pour m’aider à m’en sortir. » Plus loin, il remarque à propos des sentiments qu’il a traversé au cours des semaines qui ont suivi son agression : « Je ne me souviens pas de la colère. Je pense que la colère me semblait un luxe déraisonnable. » L’amitié en effet se développe tout au long du livre comme un lieu de sauvegarde pour Rushdie. 

Souvenir de la perte

C’est aussi un livre sur la métamorphose psychique d’un homme revenu de la mort. L’écrivain nous mène loin dans la confession de ses peurs et angoisses. Ainsi les souvenirs affluent alors qu’il est seul dans un appartement new-yorkais, encore en lutte avec les douleurs en pleine nuit, face à son reflet : il découvre un homme borgne, mal rasé, et à la main gauche qui pend à ses côtés. Lui revient alors le souvenir du père. La blessure première. Le père alcoolique. Les mots ignobles qu’il prononce lorsqu’il a bu. La gifle que le jeune Salman lui inflige, afin qu’il cesse d’insulter sa mère. A cette tristesse se mêlent d’autres images, qui sont celles du bonheur, de la lecture de Peter Pan, enfant, de ses propres fils, de l’amour tardif avec Eliza. Du plaisir d’écrire, de cette architecture de lettres et de mots qui est une de ses premières visions, à l’hôpital, alors qu’il est entre la vie et la mort. Plusieurs fois dans le livre, Rushdie se compare au duc de Gloucester errant dans la lande du Roi Lear, les yeux troués. 

 « Même maintenant, je n’ai toujours pas réussi à accepter cette perte. » écrit-il à propos de son œil. Et ce sont les cauchemars qui hantent ses nuits : Le Chien andalou, des scènes d’arrachage d’œil, des personnages aux visages troués….Son plus grand cauchemar, avoue-t-il, avait toujours été la cécité. Le voici arrivé face au cauchemar.  Jamais Rushdie n’avait été si bouleversant. 

Le Couteau, réflexions sur une tentative d’assassinat, Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, éditions Gallimard, 268p., 23€