Dans un roman noir choral sombre et ambitieux, Eugenia Almeida convoque la part sombre de Buenos Aires. Virtuose.

« Toute la nuit à essayer de dormir dans cet enfer. Et à chaque apparition de l’enfer, le trouble qui arrive. Les questions, les colères, le pardon impossible. » Toute grande ville est un défi pour un romancier : comment, à partir du chaos permanent des voix et des destins, composer un récit qui soit à la démesure du lieu ? Avec Le casse, Eugenia Almeida scrute Buenos Aires, avec une précision qui tient de l’uppercut. Prix Transfuge du meilleur roman hispanique pour L’échange paru en France en 2016, la romancière argentine affirme une nouvelle fois son talent à plonger dans la part la plus trouble de la société.

Le casse est composé à la manière d’un puzzle. En bref et saisissant chapitres, on suit des personnages qui tous ont à voir avec la part criminelle de la ville, qu’ils soient au rang des voyous, croisent leur route, ou fassent partie, au sein des institutions officielles d’un système tissé de petits arrangements. Tous ont intérêt à un statu quo en vertu duquel la police regarde ailleurs, et l’État aussi. La romancière plonge au cœur de cette situation délétère, à l’instant où tout dérape. Que se passe-t-il quand le fragile équilibre est malmené ?  « Un détail, un rien, quelque chose qu’on n’a pas eu le temps de ranger dans un tiroir. » Il suffit d’un vol de voiture, d’une plainte déposée au commissariat auprès d’un flic un peu trop novice. Il suffit d’un voyou qui veut faire un exemple sans l’avoir demandé à son chef. Et une paix fragile vole en éclat.  « Tu ne leur as pas mis la pression (…). Tu leur as collé quatre balles dans la peau. Chez eux. Et tu as foutu un bordel monstre. » La mécanique du pire s’emballe. À chaque étape, les catastrophes s’enchaînent. Bientôt le sang coule. Les destins sont ici semés de hasard malheureux, de malentendus funestes. Des voyous aux ministres en passant par les flics, pas grand monde ne sortira indemne. Eugenia Almeida décrit avec une précision redoutable une chaîne de causes et de conséquences souvent triviales, en lui donnant le relief d’une tragédie. On songe à The Wire, la série de David Simon, dans cette exploration chorale des liens inextricables entre bas-fonds et institutions. La pluralité des voix se double d’une exploration formelle, où alternent dialogues incisifs, intimes, scènes d’action brutales. Portraiturer la ville devient ici un enjeu éthique et politique autant que poétique. Eugenia Almeida raconte sans complaisance la corruption et la violence, et pourtant, elle pose un regard humain sur ces personnages. Elle raconte comment le pire se perpétue, comme un piège se refermant sur ceux nés avec les mauvaises cartes, tel cet enfant victime devenu mafieux. Elle révèle les désirs secrets, les espoirs détruits, les tendresses massacrées, les chances de rédemption évanouies. Et soudain, de ce chœur d’âmes perdues et coupables s’élèvent des accents déchirants. Un tour de force.

La casse, Eugenia Almeida, traduit de l’espagnol (Argentine) par Lise Belperron, Métailié, 208p., 20 €