Eva Menasse signe un roman riche et foisonnant autour d’un village autrichien fictif hanté par la mémoire nazie. 

Vivre à la frontière. Etre parmi les siens et face aux étrangers : une situation qui vous forge un caractère. Une nature collective même. C’est du moins ce à quoi l’on finit par croire en refermant Les silences de Dunkelblum. Vous ne connaissez pas Dunkelblum ? Moi non plus. C’est un village inventé par Eva Menasse, quelque-part en Autriche, à l’une des frontières orientales du pays. Un lieu que l’on suggère idyllique : des vignes, des prairies, une nature intacte. Et le calme bien sûr, qu’annoncent les silences du titre. On pourrait suggérer la Carinthie. Même paysage, même sens de la tradition, même rugosité des habitants. Difficile de ne pas penser aux personnages de Peter Handke ou de Josef Winkler, à la découverte des villageois du roman qui perpétuent les mêmes gestes, les mêmes silences, de génération en génération. A Dunkelblum, il y eut autrefois un château, qui brûla dans d’obscures circonstances. Demeure le peuple du village, les quelques familles qui se mêlent là depuis toujours. Ce livre se lit comme une fresque et une enquête. Dense, parfois épuisant, il nous mène de personnage en personnage, de récit en récit. Car Dunkelblum se situe sur une faille historique ; lieu du nazisme, face à l’ancien URSS.  Dans le Dunkelblum d’Eva Menasse, se croisent les histoires de la guerre et de l’après-guerre, leurs petits-maîtres, leurs grands crimes, leur oubli collectif. A croire qu’à Dunkelblum plus qu’ailleurs, on se charge d’effacer l’histoire : « Comme si le paysage, bordé et ourlé comme un galon d’un vert intense juste avant de se précipiter vers la plaine, jaune et infinie, se préservait fondamentalement de toute lecture qui pourrait déceler ses intentions. » Mais rien ne disparaît, dans l’inconscient d’un peuple, on le sait bien : des faits lointains reviennent à la surface dans des conversations. Ou au détour d’un cimetière juif, que de jeunes étudiants en histoire viennent réhabiliter. La vérité prend du temps à faire jour, ce livre avance lentement, pesamment. Mais les meurtres étranges reviennent à la surface : ce prothésiste assassiné d’une balle dans la tête alors qu’il traversait une prairie à vélo, la vieille Eszter morte si peu naturellement, ce cadavre de femme retrouvé sur la colline du village, et la vieille Agnès devenue folle après la guerre… Et nous avançons grâce à la richesse des dizaines de personnages qui s’entrecroisent. Certains, comme le terrible Horka, meurtrier dans le sang qui saisit l’opportunité nazie puis l’opportunité russe, comme si elles avaient été faites pour lui, semble échappé d’un conte horrifique. D’autres, comme Alois, l’ancien nazi devenu le « pépé gâteau » du village semble le gagnant de l’amnésie collective. D’autres comme les Tüffer, famille juive du village, ont marqué les esprits, bien qu’ils se soient évaporés. Mais un retour serait possible. Et c’est peut-être cela que les villageois redoutent, le moment où les Tüffer reviendraient, et demanderaient des comptes sur ce qui a eu lieu. Ou peut-être craignent-ils encore autre chose, que l’on fouille le sol des environs et se souvienne de ces ouvriers de l’est envoyés ici pour travailler de force. Au centre, il y a la famille Malnitz, Toni, le vignoble, et la belle Léonore, qui à la suite de leur fille, l’audacieuse Flocke, vont tenter de saisir ce qui a eu lieu autrefois au village. Ils semblent modernes et libres, mais seraient-ils assez puissants pour ébranler les consciences ?  Eva Menasse, écrivaine méconnue en France, ( et moins célèbre que son frère, l’excellent Robert Menasse), pose par ce livre ample et que l’on imagine historiquement très documenté, les questions centrales du travail de mémoire possible au sein d’un peuple, et de la morbide répétition de l’histoire. 

Les silences de Dunkelblum, Eva Menasse, traduit de l’allemand ( Autriche) par Françoise Toraille, éditions Stock, collection La Cosmopolite, 620p., 26,50€