Le spécialiste du communisme Stéphane Courtois signe un livre somme sur Lénine, cherchant à démontrer qu’il fonde le premier totalitarisme de l’histoire. Magistral.

C’est une biographie intellectuelle que ce Lénine, plus que biographie factuelle. Mais peut-il en être autrement quand on a affaire à Vladimir Illitch Oulianov dit Lénine ? C’est ce qui apparaît dans ce livre extrêmement documenté : un Lénine avant tout comme être de papier. Un être de théorie. Un être pris 24H sur 24 dans sa pensée révolutionnaire. Un être pris 24H sur 24H dans sa volonté de puissance. De pouvoir. De pouvoir absolu. D’écrasement de tout ce qui peut entraver la révolution, c’est-à-dire lui-même. 

Enfance choyée

Bien sûr, il n’en fut pas ainsi dès son enfance. Une enfance bourgeoise, d’une famille en pleine ascension sociale. Père : inspecteur des écoles. Un bon poste. À Simbirsk, loin des agitations révolutionnaires des années 1860 de Moscou.

Des tsaristes reconnaissants. À l’église orthodoxe, tous les dimanches, en famille. Et Vladimir Illitch, premier de la classe. Dans toutes les matières. Un esprit de compétition aiguisé. Ne supportant pas de perdre. Supérieurement intelligent et une soeur de se souvenir de son « côté destructeur » (déjà), « prétentieux, arrogant, très irritable » et qu’il peut avoir mépris et condescendance pour ses petits camarades. Il n’a pas d’amis. Et il n’en eut pas plus en vieillissant. Seule sa femme Nadejda Kroupskaïa et son « amante » Inès Armand pour l’entourer. A priori aucune relation sexuelle ni avec l’une ni avec l’autre. Sur le modèle Robespierre. Modèle spartiate : ni sexe, ni alcool, ni drogue, ni rien qui lui aurait fait perdre du temps pour la grande Cause. Pour revenir à l’enfance, les étés se passent en famille-paradis perdu dont parlait souvent Lénine adulte- dans la vaste propriété de Kokouchkino. Lectures nombreuses, (Gogol, Tourgueniev) partie d’échecs. On n’y parle jamais de politique. Bref : rien sinon sa nature, ne dispose a priori Vladimir Illitch à devenir le sanguinaire Lénine. 

Généalogie de sa pensée révolutionnaire

Mais deux évènements le font basculer : son père meurt à 53 ans d’une hémorragie cérébrale. En 1885. Un malheur n’arrive jamais seul :  son frère Alexandre meurt. Pendu. En 1887. Brillantissime étudiant en chimie, il fabrique des bombes pour des terroristes révolutionnaires. Vladimir Illitch est meurtri : il allait venger son frère jusqu’à sa mort. S’il lui reste sa mère dont il fut très proche longtemps- elle lui permet de vivre de rentes – ces deux morts sont pour lui un cataclysme. L’agneau se mue en lion. Un indomptable lion, capricieux, colérique, monomaniaque, et une violence qui ne cesse de monter en lui. Jusqu’aux massacres de masse qu’il ordonne dès 1917.

Le passionnant du livre est la lecture de l’œuvre de Lénine (livres, conférences, articles…) que Courtois nous donne à comprendre. Des milliers de pages scrutées qui nous permettent de lire la généologie de sa pensée révolutionnaire. Il reprend donc le combat où son frère l’a laissé. Il lit alors là sa bibliothèque secrète. Les intellectuels révolutionnaires des années soixante-soixante-dix y figurent : Tchernychevski, Netchaiev, Marx, Plekhanov. Un roman influence plus que Marx toute une génération de Russes révolutionnaires : Que faire, de Tchernychevski. Lénine est sous le charme. Il est l’envers du roman Les démons de Dostoïevski qui creuse la part sombre des révolutionnaires, leur cynisme, leur volonté de puissance, leur ressentiment, leur mensonge, leur paranoïa, leur cruauté. Le roman Que faire brosse le portrait d’hommes nouveaux au sang froid, raisonnant, à l’esprit pratique, devant se rééduquer idéologiquement et rééduquer les autres, devant se convertir à une religion politique, devant se sacrifier pour la Cause. Netchaiev n’est pas moins important. Son Catéchisme révolutionnaire insiste sur la nécessité de la violence révolutionnaire. On y trouve des phrases qu’il retiendra : « Notre mission est la destruction terrible, totale, générale et impitoyable contre la noblesse, contre la bureaucratie, contre les prêtres, les marchands, les paysans, les riches, les exploiteurs. Nous devons nous unir au monde des brigands, les seuls authentiques révolutionnaires. »

Dans les années quatre-vingt-dix, il commence à écrire. Passe ses journées à faire des calculs statistiques, passion qui ne le quittera pas. Un signe de sa cruauté apparaît en 1892-1893. Une grande famine frappe le pays. 500 000 morts. Il se réjouit de celle-ci, étape selon lui de la destruction du capitalisme. Tout pour la théorie, rien pour le réel, déjà. Très vite, l’idée de l’organisation d’un parti clandestin d’avant-garde l’obsède. Et l’idée que tous ceux qui ne font pas partis de ce parti sont des ennemis à abattre. 17 est déjà là. Le totalitarisme aussi. La société divisée entre « Eux » et « nous », fondement du Léninisme. Une autre idée s’installe en lui grâce à sa rencontre à Genève avec Plekhanov : la nécessité d’un chef absolu. Autre apport de Plekhanov : à rebours de la démocratie ou des adversaires loyaux débattent, un révolutionnaire n’a ni ami ni relation personnelle mais uniquement des affidés inconditionnels face à des ennemis avec lesquels aucun compromis n’est possible. Tous les coups sont permis. Il n’y a que des rapports de force. Mensonge, ruse et cruauté sont nécessaires pour garder le pouvoir, dit Plekhanov. Ce sera aussi le credo de Lénine au pouvoir. Enfin la nécessité pour un chef de faire en permanence de la surenchère révolutionnaire pour ne jamais être débordé sur sa gauche et être accusé de tiédeur, donc devenir contre-révolutionnaire.

À partir de 1900, Lénine, sa femme et son aimante se coupent à peu près du monde. Vivent en autarcie. Beaucoup en Suisse. En 1902, il écrit son Que faireoù il synthétise ses idées. En exergue, « Le parti se renforce en épurant ». Arrivé au pouvoir, il ne cessera d’épurer les rangs de son parti, les adversaires, la société tout entière. Il faut « se cuirasser d’intolérance ». On constate de ce texte une militarisation du champ lexical. Il parle pour sa future prise de pouvoir d’une « opération militaire d’une troupe mobilisé », de se « mettre en campagne contre l’ennemi », d’« assiéger en règle la forteresse ennemie ». Le mot « extermination » revient de plus en plus souvent sous sa plume. Les millions de morts à venir sont déjà dans ces mots. Courtois note une différence avec Marx. Ce dernier estime que c’était le parti ouvrier qui devrait mener l’insurrection pour le pouvoir. Pour Lénine, il s’agissait d’une organisation de révolutionnaires professionnels, d’intellectuels, de déclassés, de déracinés, d’escrocs, de brigands, représentant le prolétariat. Ce sera le cas en 1917.

La révolution de 1917

Ensuite c’est la révolution de 1917. Le putch des bolcheviques. Le gouvernement des soviets. La dissolution de l’assemblée constitutante. La suppression du Code pénal. Le premier génocide de classe. Les bourgeois, puis les massacres de masses, les paysans, les ouvriers, tout le monde y passe. Le massacre de Koulaks. La tchéka, police politique créée par Lénine, arrête, mutile, torture, tue. Ivres et cocaïnés du matin au soir. Une bande de voyous. C’est la terreur. Presque dix millions de morts en seulement quelques années. La mise en place d’un système concentrationnaire, dix ans avant le goulag. L’économie qui s’effondre. Les ouvriers qui n’ont plus de pain, qui se révoltent : réprimés violemment. Des millions de personnes qui n’ont plus le droit de vote, plus le droit à être soignées, plus droit aux cartes de rationnement. Des citoyens de seconde zone, comme les juifs plus tard sous le nazisme : les bourgeois, les oisifs, les prêtres, les nobles, à la fin tout le monde ou presque suspecté de ne pas être sur la ligne de Lénine. L’état qui contrôle tous les leviers de la société. L’état, c’est lui. C’est Lénine, le premier totalitaire de ce siècle. La dictature du prolétariat est en place, mais sans le prolétariat.

Gorki de dire : « La vie dans sa complexité est étrangère à cet homme. Il ne connaît pas les couches populaires ; il n’a jamais vécu avec le peuple, mais il a appris dans les livres. Comment faire se cabrer les masses, comment surtout, exciter furieusement les instincts de la foule. Il travaille comme un chimiste dans son laboratoire, à ceci près que le chimiste utilise du matériau mort et obtient par son travail des résultats précieux pour la vie, tandis que Lénine travaille sur un matériau vivant et conduit la révolution à sa mort. » Soljenitsyne de dire : « Quand la violence fait irruption dans la vie paisible des hommes, son visage flamboie d’arrogance, elle porte effrontément inscrit sur son drapeau, elle crie : « JE SUIS LA VIOLENCE, faites place, écartez-vous où je vous écrase », mais la violence vieillit vite, encore quelques années et elle perd son assurance, et, pour se maintenir, pour faire bonne figure, elle recherche obligatoirement l’alliance du mensonge. Car la violence ne peut s’abriter derrière rien d’autre, que les mensonges, et le mensonge ne peut se maintenir que par la violence. »

Épuisé, anéanti de voir que tout ne se déroule pas selon ses théories, Il succombe à un énième AVC le 21 janvier 1924. Une photo le montre en chaise roulante, le visage d’un homme de 90 ans. Il n’a que 53 ans, l’âge où son père est mort. Tout est prêt : Staline est sur les rails. Poutine n’est pas loin.

Stéphane Courtois, Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Perrin, 550p., 25€