Avec My Heavenly Favorite, Ivo van Hove livre une version crue et souvent perturbante du roman de Marieke Lucas Rijneveld, formidablement interprétée par les acteurs Eefje Paddenburg et Hans Kesting.

Des bottes de paille, du foin… Nous ne sommes pas au salon de l’agriculture mais à La Villette où Ivo van Hove met en scène My Heavenly Favourite, adaptation du roman, Mon bel animal, de Marieke Lucas Rijneveld, situé comme son précédent, Qui sème le vent, dans un milieu rural aux Pays-Bas. « Je rampais insensiblement sous ta peau, à la manière de la grande douve du foie dans un bovin, une plus belle métaphore ne m’est pas venue : j’étais un parasite. » Ces mots de Kurt, narrateur du roman, interprété dans le spectacle par Hans Kesting donnent le ton aussi bien du livre que du spectacle très réussi, même si dérangeant, dont il est tiré. À quarante-cinq ans, Kurt nourrit une folle passion pour une adolescente de quatorze ans, fille d’un éleveur dont il soigne le troupeau. Son métier de vétérinaire lui permet de nouer une relation avec l’enfant sans éveiller les soupçons du père. Précisons que le livre, écrit entièrement à la première personne, n’offre a priori qu’un seul point de vue, celui de Kurt. À partir de là, on pourrait penser que tout ce qu’on sait de la jeune fille est déformé par le regard qu’il porte sur elle. En réalité, ce n’est pas si simple car Rijneveld offre beaucoup d’éléments qui permettent de cerner le personnage particulièrement complexe de cette enfant tourmentée jouée avec beaucoup de cran dans le spectacle par l’actrice Eefje Paddenburg. La scénographie de Jan Versweyveld dessine une topographie à la fois physique et mentale avec au milieu du plateau à l’avant-scène le « nid d’amour » dans lequel Kurt compte bien accueillir sa jeune amie ; et, sur la gauche, le lit conjugal qu’il est censé partager avec son épouse Camille – lit qui est aussi celui où, enfant, sa mère abusait sexuellement de lui. Enfin, sur la droite, la chaise du père de la jeune fille. En fond de scène, un large écran vidéo figure un ciel changeant traversé de nuages. L’intérêt de My Heavenly Favourite dont rend compte admirablement ce spectacle, c’est au-delà de la relation d’emprise qui s’instaure progressivement entre Kurt et sa proie, la confrontation de deux personnages aux caractères aussi troubles que singuliers. L’imaginaire foisonnant de la jeune fille, fascinée par Kurt Cobain, mais aussi par Freud et Hitler, est hanté par un sentiment de culpabilité lié à la mort de son jeune frère. Elle se rêve en rock star avec une obsession pour le suicide. Elle se croit aussi responsable de l’attaque des Twins Towers le 11 septembre 2001 à New-York. Enfin elle aspire à changer de sexe. Pour lui faire plaisir, Kurt dissèque en sa présence une loutre dont elle gardera le pénis précieusement. Après quoi elle lui demande de la disséquer à son tour. Ce n’est pas du tout ce que Kurt envisage avec elle. D’ailleurs, il enrage quand son fils a une aventure avec la jeune fille. De l’un à l’autre, ce ne sont que fantasmes souvent morbides suscitant un sentiment d’étouffement et d’écœurement qui traduit parfaitement l’écriture aussi dense qu’obsessionnelle de l’auteur. C’est comme un cloaque visqueux dont la possibilité d’évasion serait pour la jeune fille de voler littéralement de ses propres ailes. Ce qu’elle fait dans une séquence étourdissante où on la voit en vidéo foncer en plein ciel cheveux au vent sur les tours jumelles. La chute sera dure. Elle est en sang, brisée, mais vivante. Le sang joue un rôle important dans ce spectacle dont les scènes réalistes tout à fait explicites restituent sans filtre la violence et l’aliénation de ce qui se trame dans une relation aussi folle et étrange que biaisée. Un beau, fort et troublant spectacle.

My Heavenly Favorite, d’après Marieke Lucas Rijneveld, mise en scène Ivo van Hove, à La Grande Halle de la Villette, du 28 au 30 mars