Pour sa troisième mise en scène, Ambre Kahan fait le pari insensé, mais réussi haut la main d’adapter les deux premiers livres de L’Art de la joie, roman fleuve de Goliarda Sapienza. Traversant l’histoire de la Sicile du début du XXe, elle signe le portrait magistral d’une héroïne des temps modernes. 

Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore 

Gracile, fragile, la voix légèrement grave, Noémie Gantier est tous les plans, de toutes les scènes. Intense, humaine, elle habite le plateau en brûle la moindre planche. Se glissant dans la peau de Modesta, héroïne imaginée par l’autrice italienne, elle donne chair à ce roman-fleuve, lui insuffle une âme vibrante, rebelle autant que féministe. Née le 1er janvier 1900 dans un des coins les plus pauvres de Sicile, elle traverse le siècle telle une flamme virevoltante sans se soucier du qu’en dira-t-on on, du regard des autres. Refusant les évidences, elle va s’armer pour changer sa destinée et gravir avec fulgurance tous les échelons d’une société séculaire et patriarcale. 

Belle, intelligence, sensuelle, elle attire tous les regards, ceux des hommes qui rêvent de la posséder, de la mettre dans leur lit, ceux des femmes dont elle attise autant les passions inavouées qu’une forme de respect et de bienveillance. Pourtant, rien n’était gagné. Très tôt, elle est confrontée aux drames, sa mère qui ne l’aimait et sa sœur handicapée mentale meurent dans un incendie providentiel, son père, ou du moins ce marin de passage qu’elle considère comme tel, la violente. L’horizon s’assombrit. Les coups du sort semblent s’acharner. Ne lui reste comme seule option pour cacher son déshonneur, que le couvent. Son esprit vif, sa servitude de façade, vont la sauver. La mère supérieure raffole de cette adolescente surdouée. Elle cède à ses démons, la cajole, la caresse, prise de remord, elle la couche sur son testament. Descendante d’une des plus riches familles de la région, elle ouvre à Modesta, tout juste âgée de dix-sept ans, les portes des plus beaux palais siciliens. La fille de rien sait se rendre indispensable. En un rien de temps, elle charme la vieille princesse, parente de l’ecclésiastique et maîtresse des cordons de la fortune. L’ascension est fulgurante. En un tour de main et un mariage, elle prend les rênes du domaine. À jamais libre, elle refuse toutes les chaînes, celle de l’amour, du sexe et de la société. 

Avec un sens acéré du plateau, une ambition folle chevillée au corps et le feu sacré du théâtre en bandoulière, Ambre Kahan arpente les pages de cette fresque familiale et leur donne magistralement vie. Dramaturgie au cordeau, elle fonce tête baissée dans l’œuvre de Goliarda Sapienza, la dissèque jusqu’à l’os pour n’en garder que l’âme, celle d’une femme hors norme, une transfuge de classe qui a su, contrairement à son double stendhalien, naviguer en eaux troubles, sans jamais faillir, sans jamais céder à la passion, aux sentiments. Portée par une troupe remarquable de comédiennes et de comédiens – citons tout particulièrement l’inénarrable Aymeline Alix – la metteuse en scène fait feu de tout bois. À la manière de Claudel dans son fameux Soulier de Satin, elle convoque le théâtre dans toute son entièreté. Du stand-up à la tragi-comédie en passant par l’art voluptueux de l’érotisme – les scènes de sexe sont un bijou de sensualité et de beauté – , elle signe une œuvre totale avec ses forces et ,mais  qui dit tant du temps présent, de la fragilité des utopies humanistes face à la montée inexorable du populisme et du fascisme.

L’Art de la joie de Goliarda Sapienza, mise en scène d’Ambre Kahan, théâtre de l’Azimut, 16 et 17 mars.