C’est un doublé Ravel/ Stravinsky que présentent Louis Langrée et Guillaume Gallienne : un bijou virtuose servie merveilleusement par Stéphanie d’Oustrac. 

L’esprit français aime les paradoxes. Au pays de Descartes et de Rabelais, on est virtuose à nager entre deux eaux. Nulle part ailleurs sont traitées avec tant de sérieux les sujets futiles, et tant de désinvolture les thèmes importants. Chez nous l’on goûte les parodies, les pastiches, les clins d’œil, car la terre de Proust est aussi celle de Reboux et Muller. L’humour, le second degré et l’hommage décalé sont la colonne vertébrale du diptyque bien gourmand que nous propose aujourd’hui l’Opéra Comique, pour un spectacle profondément français, au sens le plus noble du terme.

Si Igor Stravinsky était russe jusqu’au bout des ongles, son Pulcinella est un hommage taquin et virtuose à la tradition musicale latine. Commandée par Diaghilev pour ses ballets russes, l’œuvre est créée en 1920, à Paris, inaugurant la veine néo-classique du père de l’Oiseau de feu. Étrange objet que ce ballet chanté, qui rend hommage à la commedia dell arte à travers le personnage de Polichinelle, et entremêle une partition tonique, échevelée, à d’authentiques mélodies de Pergolèse. Dans la version initiale, les chanteurs officiaient depuis la fosse. Dans l’interprétation qu’en donnent, toute en délicatesse, la chorégraphe Claire-Maire Osta et le metteur en scène Guillaume Gallienne, les trois voix s’invitent sur scène et leurs interventions ponctuent la danse. Pulcinella est un divertissement léger, aérien, surtout prétexte pour Stravinsky à une démonstration de son génie protéiforme, où la profonde originalité musicale sourd toujours derrière l’hommage formel. 

Coupler cette œuvre avec L’Heure espagnole de Ravel est aussi astucieux que cohérent. Outre la rivalité amicale et bienveillante des deux musiciens, et la contemporanéité des deux pièces (L’heure fut créée neuf ans plus tôt) c’est un commun second degré qui unit cet opéra et ce ballet. Inspiré d’une pochade grivoise de Franc Nohain, montée en 1904, L’Heure espagnole est un savant cocktail de raffinement orchestral et de franche gauloiserie. Seul le très pudique Maurice Ravel pouvait porter cette histoire d’ibère nymphomane et frustrée sur les ailes de l’élégance. C’est même le contraste entre la trivialité de l’intrigue et les prodiges de sa musique qui fait le prix de cet opéra en un acte. Poursuivant son inspiration délicate de Pulcinella, Guillaume Gallienne ne pousse aucun excès, accompagne l’œuvre sans jamais la surligner, danse sur la ligne de crête de son intrigue, et nous offre un spectacle en claire obscur, là où tant de scénographes ont convoqué la farce et les pétards. A l’instar de sa Cenerentola à Garnier, Gallienne aime que le drame, la gravité, rodent toujours derrière la cocasserie. Ses personnages en deviennent bien plus humains. Dans un beau décor unique, sorte de ville-escalier qui rappelle les tableaux d’Escher ou de Giorgio de Chirico, les chanteurs tournent sur eux-mêmes comme les aiguilles de l’horloge. Et chacun joue à fond son rôle, avec un savant mélange d’excès et de retenue. Benoît Rameau, Nicolas Cavalier, Philippe Talbot et le toujours excellent Jean Sébastien Bou entourent une Stéphanie d’Oustrac déchaînée. La mezzo française s’amuse et nous amuse, menant la ronde de cette pochade faussement futile. Elle est pour cela épaulée et soutenue par la baguette amoureuse de Louis Langrée qui est, avec Gallienne, l’autre maitre d’œuvre de cette soirée. Passionné par ce répertoire, le chef d’orchestre est aussi à son aise dans la rugosité énergique de Stravinskyque les tourbillons enchanteurs de Ravel. Il sait mettre en valeur la magie de l’un et de l’autre, trouvant, comme le metteur en scène, des ponts symboliques et secrets entre ces deux trésors. 

Pulcinella & L’Heure espagnole, Igor Stravinsky/ Maurice Ravel, direction musicale Louis Langrée, mise en scène Guillaume Gallienne, Opéra Comique, jusqu’au 19 mars