C’est une troublante Bérénice qui est à découvrir au Théâtre de la Ville mise en scène par Romeo Castellucci, et incarnée par Isabelle Huppert.
Trois femmes se succèdent dans ce Bérénice : la première est en blanc, princesse de conte, et vit dans l’illusion de l’amour. La deuxième porte une robe de bure, humiliée et martyre. La troisième est une fleur, un dahlia rouge, prête à disparaître dans la nuit de sa détresse. Trois femmes pour dire le tourment d’une seule : la Bérénice de Racine, l’héroïne dont la tragédie est d’avoir cru à un amour qui en un jour s’effondre. Isabelle Huppert, comédienne métamorphosée par Racine, nous mène dans son voyage au pays de la douleur. Car ce spectacle, en un savant montage, transforme la pièce en monologue de Bérénice. Isabelle Huppert y apparaît derrière un rideau transparent, et parle du début à la fin, seule, s’adressant aux objets ou au vide, ou à ce qu’elle y perçoit, nul ne sait. Elle est sonorisée la plupart du temps, et sa voix prend tour à tour des accents métalliques, s’accélère, se brouille, comme elle nous parviendrait d’un lieu lointain, ou qu’elle ne serait qu’une apparition : le spectre d’une Bérénice déchue auquel les robes évanescentes et iridescentes d’Iris Van Herpen viennent ajouter de l’illusion. Dans la première partie, un gong marque ses paroles, annonçant la chute. Mais elle se débat sur cette vaste scène, s’assurant de l’amour de l’amant absent, entre une machine à laver et un radiateur. Et avouons qu’à ce moment-là, on ne comprend pas très bien ce que cette femme poursuit, dans une déraison lyrique et ménagère, dans ce décor à la fois trop majestueux, et trop clinique. Et l’on s’interroge alors sur ces éléments symboliques et abstraits qui semblent encombrer l’ensemble, et le figer dans un tableau qui nous éloigne du jeu de l’actrice, et de la vitalité qu’elle insuffle aux alexandrins. Où sommes-nous, ne cessons-nous de nous demander, dans la réalité concrète d’une femme qui supplie l’amour de ne pas s’enfuir, une Anna Magnani pleurant au téléphone dans La Voix humaine, ou dans la tragédie pure, et sa dimension métaphysique ?
Le spectacle ne choisit pas. Tout comme les objets qui l’entourent, machine à laver, radiateurs, qui nous placent dans ce paradoxe : la réalité archaïque de la douleur entremêlée à la dimension expiatoire du mythe. Castellucci tente de joindre ces deux lieux par l’agonie de la reine de Judée, et par instants, y parvient. Car étape par étape, Isabelle Huppert descend dans un abîme dont la fin s’avère inouïe. Les cinq dernières minutes, moment ultime de jeu pour la comédienne, nous invitent à repenser toute la pièce. Et sans doute à y adhérer. Car au cours de ces cinq dernières minutes, nous comprenons ce à quoi nous venons d’assister depuis plus d’une heure trente : une agonie. Il est possible de mourir de mots prononcés, tout comme de silences. Les hommes, Titus, Antiochus, deux figures de l’amour masculin, sont réduits au silence, mais non à la disparition : au mi-temps du spectacle, ils apparaissent dans une chorégraphie qui joue sur la symétrie et la mystique, comme si souvent chez Castellucci. Par leurs gestes tribaux et leurs corps presque nus, les deux hommes racontent leur impuissance, et la violence qui les traverse. Dans un deuxième moment, un chœur d’hommes, dénudés, traverse la scène en courant et entame un rituel entre sport et barbarie, qui figure avec force les pulsions du peuple romain. Castellucci prend le tragique très au sérieux, peut-être trop parfois, au risque de perdre le public. ET ce spectacle connait égarements et apothéoses, sans que l’on sache parfois différencier l’un de l’autre. Mais l’idée qui le sous-tend est forte et magnifiquement portée par les interprètes. La pièce s’ouvre et se clôt sur l’affichage de dizaines de taux de composition de l’être humain, au pourcentage près. Nous sommes faits de soufre, de carbone, d’oxygène, d’or…. Mais, murmure cette pièce, nous sommes faits aussi de paroles qui nous détruisent. Racine savait de quoi le langage était porteur. Castellucci et Huppert aussi.
Bérénice, de Jean Racine, mise en scène Roméo Castellucci, avec Isabelle Huppert, costumes, Iris Van Herpen. Théâtre de la Ville, du 5 au 28 mars.