En transposant au théâtre Le Voyage dans l’Est, Stanislas Nordey restitue avec tact, distance et sensibilité l’écriture précise et implacable du roman de Christine Angot.

Le visage à l’écran est légèrement flou. Comme si à soixante ans Christine – interprétée par Cécile Brune – avait du mal à se représenter l’enfant qu’elle était à treize ans. Ce visage en gros plan –  celui de la comédienne Carla Audebaud qui joue Christine de treize ans à vingt-quatre ans – on l’a vu nettement un peu plus tôt. On a vu la moue qui déforme sa bouche. Les lèvres tordues ou pincées, comme si elle les mordait. Par ces mouvements minuscules, l’actrice exprime ce que les mots ne sauraient dire : un embarras mêlé d’étonnement, un trouble face à quelque chose qui la dépasse. Ce langage du corps se double d’une  réflexion tout à fait lucide : « Tiens, ça m’arrive à moi, ça !? ». Le « ça » dont il est ici question, c’est pour le moment un simple baiser – a priori, pas de quoi fouetter un chat. Sauf que celui qui vient de l’embrasser sur la bouche, c’est son père. Un homme qu’elle voit pour la première fois. 

La scène intervient au début du roman Le Voyage dans l’Est de Christine Angot. Dans son adaptation, créée en novembre dernier au Théâtre national de Strasbourg, Stanislas Nordey la restitue telle quelle. Pour autant loin d’être une reconstitution naturaliste, c’est par le biais d’un dispositif très efficace associant vidéo, texte projeté, et relations plus ou moins distanciées entre les protagonistes que sa mise en scène donne vie dans l’espace du plateau à ce qui se joue dans le roman. Ainsi tandis qu’on entend les mots évoqués plus haut avec à l’écran le visage flou de Carla Audebaud, sur la scène, au centre d’un cercle lumineux, l’acteur Pierre-François Garel dans le rôle du père se tient debout sans bouger. En costume deux pièces et chemise blanche au col ouvert, décontracté, élégant, il a quelque chose d’un mannequin de mode prenant la pose. C’est aussi une figure inaccessible, comme évoluant dans un espace parallèle. Le choix de cette mise à distance du personnage du père, une des idées lumineuses de ce spectacle, témoigne du tact et de l’intuition dont fait preuve Stanislas Nordey face à un sujet aussi délicat. 

En débarquant depuis Châteauroux avec sa mère à Strasbourg pour rencontrer ce père encore jamais vu, la jeune Christine est pleine d’espoirs. Déjà il doit officiellement la reconnaître comme sa fille ; lui qui est marié avec une autre femme dont il a deux enfants. Mais surtout elle va enfin avoir un père. C’est là que se noue le drame affectif traumatisant auquel à son corps défendant elle ne peut échapper. Car cet homme brillant, parlant plusieurs langues, travaillant pour le Parlement Européen, doté d’une très haute idée de lui-même, lui impose une relation incestueuse aux antipodes de l’amour qu’une fille est en droit d’attendre de son père. La façon dont cet amour est dévoyé, bafoué, Christine Angot la détaille dans des séquences d’une crudité provocante par la précision des descriptions. L’homme qui se présente presque toujours devant elle en érection a volé une part essentielle de sa vie, confisqué sa jeunesse, son éveil à la sexualité, exercé une domination sans partage. Aux effets de cette relation destructrice s’ajoute le silence de l’entourage, les humiliations, la difficulté à se reconstruire. 

Le spectacle expose les étapes du drame à travers le souvenir de celle qui, à soixante ans, interroge inlassablement ces événements lourds de conséquences. Charline Grand, qui joue Christine de vingt-cinq à quarante-cinq ans, face à Claude Duparfait dans le rôle de Claude, son compagnon, montre ainsi comment, devenue adulte, elle reste encore la proie de ce père abusif. On comprend alors pourquoi aujourd’hui encore Christine Angot, dont la force de caractère et le courage impressionnent, continue d’explorer ce passé douloureux. Car ce spectacle puissant, admirablement mis en scène et interprété avec beaucoup d’intelligence, de sensibilité et de justesse, suscite évidemment une foule de questions.

Le Voyage dans l’Est, de Christine Angot, mise en scène Stanislas Nordey. Du 1er au 15 mars au Théâtre Nanterre-Amandiers, Nanterre (92).