Matthieu Cruciani signe une mise en scène de Phèdre où la tragédie de Racine se déploie dans un contexte  contemporain hanté par un arrière-fond mythologique. À découvrir au théâtre Les Gémeaux à Sceaux.

Un arc, des flèches, une cible… Cupidon est passé par là. Celui qui tire à l’arc sur une cible pendue au-dessus de son lit s’appelle Hyppolite. Interprété par Maurin Ollès, il a quelque chose d’un adolescent grandi trop vite, comme on peut en juger par les draps défaits sur le matelas posé à même le sol. Ignorant la folle passion qu’il inspire à l’épouse de son père, il bande innocemment son arme et atteint la cible en plein cœur. Plus tard, il tirera une dague de son fourreau. Les objets pointus occupent une place non négligeable dans la mise en scène de Phèdre que Matthieu Cruciani présentait en janvier à la Comédie de Colmar. Dague ou flèches sont des armes ou des jouets pour lui ?  Une chose est sûre, c’est que prenant congé d’Aricie, l’élue de son cœur, il a glissé la dague dans son sac de voyage – qui pourrait aussi bien être un sac de sport. Mais la belle, prudente, a escamoté la dague que l’autre par inadvertance a remplacée par une flèche. La dague réapparaît quand Hyppolite, à qui Phèdre (jouée par Hélène Viviès) a dévoilé ses sentiments, menace de lui enfoncer la lame dans le sternum évoquant la formule de Michel Leiris dans Miroir de la tauromachie : « Une passe de poitrine. La lui mettre entre les seins ». Le fait que la scène se déroule juste au-dessous d’une tête de taureau accrochée au mur n’est évidemment pas un hasard. Même si à ce moment-là ce trophée dissimulé sous un drap blanc se laisse seulement deviner – notamment les cornes pointues de l’animal. Allusion au combat victorieux de Thésée contre le Minotaure, il renvoie au mythe grec qui sous-tend la pièce de Racine, ce fond inexorable sur lequel se déploie la fatalité échue à Phèdre. Dominée par une passion destructrice, elle reste lucide sur les origines mythiques de cet amour qui la dévore – « mon mal vient de plus loin ». En témoigne la séquence où elle se regarde dans le miroir de la salle de séjour comme si elle assistait à son propre drame. Ce sentiment de prédestination, le fait d’être agie par une force irrépressible est un des ressorts les plus troublants de la pièce de Racine. C’est aussi ce qu’il y a de plus redoutable à transmettre à un public contemporain avec, pour corser la chose, l’écriture poétique imagée et ces alexandrins dont la diction s’avère parfois un obstacle presque insurmontable pour les acteurs. Abordant un monument du répertoire comme l’est l’œuvre de Racine, le metteur en scène doit choisir ; soit se rapprocher de l’auteur, soit le ramener à nous. En situant le spectacle dans un appartement moderne avec baies vitrées ouvrant sur la mer et des acteurs en costumes d’aujourd’hui, Matthieu Cruciani a opté pour la seconde solution. En ce sens c’est une version « pasolinienne » qu’il offre de la pièce, jouant sur la tension entre le naturalisme du traitement et l’aspect hiératique des situations. Il y réussit en partie offrant une vision des personnages du drame caractérisée par la faiblesse des héros masculins, Thésée et Hyppolite, dont il souligne la vulnérabilité, notamment en les exposant en sous-vêtements. Face au désir dévorant de Phèdre, aux ruses sournoises d’Oenone ou à la calme sagacité d’Aricie, le père et le fils apparaissent désarmés, pour ne pas dire impuissants. Ainsi il y a dans la colère de Thésée (joué par Thomas Gonzalez), dépassé par l’enchaînement des événements auxquels il est confronté de retour dans son foyer, quelque chose de dérisoire. Ce déséquilibre entre l’affirmation de la passion féminine et la pusillanimité des protagonistes masculins est un des points forts de cette mise en scène parfois inégale mais richement fouillée.

Phèdre, de jean Racine, mise en scène Matthieu Cruciani. Théâtre les Gémeaux, Sceaux (92), du 7 au 17 mars.