Thierry Wolton livre un essai Le retour des temps barbares, sur ces dictatures conquérantes qui menacent les démocraties occidentales.

Il y aurait selon vous une opposition entre monde ouvert et monde fermé, démocratie et totalitarisme. Il ne s’agirait pas, comme dit Samuel Huntington, de guerre de civilisations selon vous ? 

J’ai repris le terme utilisé par Karl Popper, dont le livre La société ouverte et ses ennemis est un classique de la philosophie politique. Cette classification est utile pour comprendre notre monde même si je n’adhère pas à la totalité de la pensée de l’auteur. Les sociétés ouvertes sont démocratiques, caractérisées entre autres par un Etat de droit, la liberté de penser, de se mouvoir… Les sociétés fermées sont peu ou prou toutes celles qui ne respectent pas ces principes de gouvernance, elles sont dirigistes. Selon ce classement, le monde actuel se divise grosso modo entre 45 % de sociétés plus ou moins ouvertes, et 55 % de sociétés fermées. Les démocraties, les sociétés ouvertes, sont – il est vrai – plutôt de tradition judéo-chrétienne mais pas seulement, c’est pour cela que je trouve cette classification plus pertinente que celle de Huntington, sans doute parce qu’elle est plus large, moins discriminante. Ce n’est pas une question de civilisation au sens culturalo-ethnographique mais plutôt de modèle politique, au sens sociologique, si l’on peut dire. De nos jours, les pays leaders des sociétés fermées sont, par ordre de puissance, la Chine, la Russie, l’Iran, des régimes de culture et de civilisation différentes autour desquels s’agrègent de multiples autres pays qui ont pour lien commun leur opposition à toute forme de démocratie, considérée comme un danger mortel pour eux. Pékin, Moscou, Téhéran veulent mettre à bas l’ordre occidental qui, il est vrai, domine le monde depuis plus de deux siècles. Les sociétés ouvertes n’ont certes pas vocation à diriger notre planète ad vitam, toutefois l’avenir que proposent les sociétés fermées est glaçant. Les peuples chinois, russe et iranien l’éprouvent.

Vous dites que nos temps présents ressemblent à la période d’avant Deuxième Guerre Mondiale. Vous pouvez expliciter ? 

Pour poursuivre le parallèle historique, avec toute l’insuffisance que revêt un tel exercice, la guerre en Ukraine n’est pas sans ressembler à la guerre d’Espagne de 1936 qui a servi de terrain d’affrontement entre fascisme et démocratie avant le chaos mondial de 1939-1945. Il s’agit de nos jours de sauver la démocratie en Ukraine contre une Russie post-totalitaire qui rêve de reconstruire son empire, soutenue par la Chine communiste et l’Iran islamiste. Le rôle qu’a joué l’URSS dans la guerre d’Espagne peut troubler ce parallèle, mais ce n’est pas la démocratie espagnole que les communistes soviétiques étaient venus défendre : ils espéraient y instaurer un régime à leur goût. Plus tard, le pacte Hitler-Staline d’août 1939 a clarifié la situation : il s’est agi à l’époque d’une alliance entre sociétés fermées (nazisme-communisme) contre les démocraties, une alliance que Hitler a fini par rompre en 1941 pour poursuivre ses propres objectifs. Le front Moscou-Pékin-Téhéran actuel n’est peut-être que temporaire et opportuniste mais il risque aussi de nous précipiter dans un nouveau conflit planétaire, dans une opposition radicale entre deux modèles de sociétés comme ce fut le cas pendant le Seconde Guerre mondiale face à l’alliance Berlin-Rome-Tokyo.

Vous parlez d’aveuglement occidental. Sommes-nous tels les « somnambules » d’avant 1914 de l’historien Christopher Clark, ou en train de nous réveiller ? Et si oui, n’est-ce pas trop tard ?

Avant le 24 février 2022, date de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous étions des somnambules, et nous avons eu bien du mal à nous réveiller. Aujourd’hui, l’Europe a compris qu’il se mène au centre du continent un conflit existentiel. Il est trop tôt pour dire si ce réveil est trop tardif. L’histoire est un temps long. À cette aune, je suis optimiste même si je crains un embrasement planétaire. De fait, nous sommes déjà dans un conflit mondialisé avec ses métastases : au Proche-Orient avec l’Iran, en Asie du sud-est avec les velléités hégémoniques de la Chine. En deux siècles d’existence, les démocraties ont souvent plié face à l’adversité, mais jamais cassé. Les régimes dictatoriaux et totalitaires paraissent certes plus solides mais ils sont aussi plus fragiles car extrêmement rigides dans leur mode de fonctionnement. La souplesse des démocraties leur offre de meilleures possibilités d’adaptation. L’Europe a désormais pris la mesure du danger russe sous la houlette de Poutine. Pour les États-Unis, c’est autre chose, mais comme en 1941, pour poursuivre le parallèle évoqué, la récupération – « inévitable » dit Xi Jinping – de Taïwan par la République populaire de Chine, peut-être le Pearl Harbor qui réveillera le géant américain, fût-il dirigé par un Trump isolationniste.

Vous qui êtes spécialiste de l’histoire du communisme, comment la Russie en est-elle arrivée à Poutine ? Poutine est-il un nouveau Staline ? Un nouveau Lénine ?

Poutine qui a été formé à l’école marxiste-léniniste reste imprégné par cette culture politique même s’il ne se dit plus communiste ce qui je pense est vrai car il est réaliste : le communisme a été un échec. Il n’aime pas Lénine qu’il accuse d’avoir sacrifié les intérêts de la Russie à son rêve de révolution mondiale. Il aime Staline qui a développé un national-communisme dès le début des années 1930. Il s’inspire de son mode de gouvernance en dirigeant la Russie d’un gant de fer, et il joue du rapport de force pour intimider ses ennemis extérieurs. Les démocraties occidentales sont les principales responsables de cette dérive, par indifférence sur le sort des pays libérés du communisme, par aveuglement sur leur devenir. Rien n’a été fait, notamment en Russie post-soviétique, pour amener la démocratie, hormis des conseils de libération de l’économie qui, faute d’une bonne connaissance de la gabegie soviétique et de la corruption du système, ont conduit à un effondrement du pays qui a détourné la population de toute espérance démocratique. Dans le chaos de la Russie eltsinienne, Poutine est apparu comme le sauveur, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays où l’on craignait que l’arsenal nucléaire tombe entre de mauvaises mains. Puis, les démocraties ont fermé les yeux sur la reprise en main du pays par les héritiers du KGB, dont Poutine est le héraut, ainsi que sur le dépeçage des richesses russes par des oligarques aux ordres du Kremlin. Un laisser-faire similaire a prévalu devant la guerre d’extermination menée en Tchétchénie, guerre qui a servi de terrain d’entraînement à la renaissance militaire russe. La politique à courte vue des démocraties a forgé leur nouvel ennemi.

Comment jugez-vous la diplomatie macronienne depuis le début de la guerre en Ukraine ?

À propos de Valéry Giscard d’Estaing, autre jeune président que s’est donné la France en son temps, Raymond Aron a dit qu’il ne savait pas que l’histoire est tragique. Ce trait s’applique parfaitement à Macron, mais il apprend sur le tas. Entre le président d’avant le 24 février 2022 et celui d’aujourd’hui, le métier est entré, non sans difficulté si l’on se rappelle ses propos sur la Russie qu’il ne faut pas humilier. Aujourd’hui, le voilà en chef de guerre car la situation s’y prête. Les réactions violentes de Moscou à l’éventualité émise par Macron d’envoyer des troupes de soutien en Ukraine montrent qu’il gêne les visées poutiniennes. Un homme comme Poutine, de par sa formation, son histoire personnelle, son expérience de président tout-puissant, ne fonctionne qu’en termes de rapports de force. C’est en s’opposant à lui qu’on peut espérer le contenir. Les reculades occidentales face à l’invasion d’une partie de la Géorgie (2008) puis de la Crimée (2014), le laissez-faire dont l’armée russe a bénéficié en Syrie notamment, ont été autant d’encouragement pour lui. Poutine veut reconstituer une partie de l’empire soviétique dont l’effondrement est jugé par lui comme plus grande tragédie de l’histoire du XXe siècle – incroyable quand on pense à toutes les épreuves qu’a connu le monde à l’époque. C’est la pusillanimité occidentale qui a favorisé ses desseins.

La France est-elle vraiment en danger, ou s’agit-il de la part du Macron de 2024, d’éléments de langage stratégique ?

Il ne faut pas regarder la situation actuelle par le petit bout de la lorgnette : ce n’est pas la France qui est en danger, mais l’Europe entière et au-delà le système démocratique. Imaginons un instant que Poutine gagne la guerre en Ukraine, qu’il pousse ses pions dans les pays Baltes, que la Chine profite de ce chaos pour envahir Taïwan… Le pire n’est pas certain, mais on doit s’y préparer. Un renforcement militaire de l’Europe, une réaffirmation des liens militaires transatlantiques, un réarmement des démocraties en Asie du sud-est (Japon, Australie notamment) sont des garanties indispensables pour éviter de tels scénarios. Tout angélisme vis-à-vis de Poutine, ce dont souffre une partie de la classe politique française à l’extrême droite comme à l’extrême gauche, constitue un danger mortel, du même genre que les pacifistes d’avant 1939 face à la menace nazie. Personnellement, j’estime qu’avec Poutine l’Europe n’a pas eu de pire ennemi depuis Hitler.

Pourquoi parlez-vous d’une « guerre de Cent Ans » ?

Cette guerre de Cent Ans n’est pas à venir, elle a commencé il y a plus d’un siècle. La violence du premier conflit mondial a brutalisé les sociétés, forgée un matériau humain qui a servi de fourrier à l’apparition des régimes totalitaires communiste, fasciste, nazi. J’explique cela en détail dans mon livre. Ce processus historique a renforcé la division entre société ouverte et fermée. Le second conflit mondial n’a rien réglé car s’il a mis un terme au danger nazi, il a conforté le danger communiste. De 1945 à 1979, date de l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge, 25 pays dans le monde, plus d’un tiers de la population de notre planète, ont basculé dans des régimes totalitaires communistes. Et puis, au moment où l’URSS s’est mise à vaciller, avant de s’effondrer en 1991, l’islamisme instrumentalisé par l’Iran des ayatollahs a pris le relais de la guerre contre les démocraties au nom d’une idéologie certes différente mais avec un objectif similaire au marxisme-léninsime : conquérir le monde. De nos jours, nous avons affaire à une triple menace, communiste et postcommuniste avec la Chine et la Russie, islamiste avec l’Iran en soutien. Soit un retour des temps barbares, faute de s’être débarrassé de ces maux venus du XXe siècle.

Le retour des temps barbares de Thierry Wolton, Grasset, 224 pages, 18,50€