Reportage rare en répétition avec Isabelle Huppert. Sous l’œil de Roméo Castellucci, l’actrice se prépare à entrer dans la Bérénice de Racine, à quelques jours de la première au Domaine d’O à Montpellier, puis au Théâtre de la Ville.
« Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même /Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? », murmure Isabelle Huppert, de sa voix reconnaissable entre toutes, dans un recoin de l’hôtel parisien où nous nous rencontrons. Jamais, le mot résonne étrangement entre les lèvres de cette actrice qui ne fléchit face à aucune limite. Jamais, comme le renoncement de Bérénice semble étranger à la femme qui me fait face lors de ce premier entretien, comédienne à la force de travail surhumaine, que Castellucci comparera le lendemain à une « prière ». Fluette, d’un visage à l’évidente beauté, Isabelle Huppert arrive sans être remarquée, puis, par je ne sais quel caprice de lumière, attire les regards. C’est du moins ce qui frappe le lendemain, lorsqu’elle se présente au Domaine d’O, à Montpellier, pour entamer une dernière série de répétitions avant la première de Bérénice. En jean pattes d’eph, baskets et long manteau, lunettes noires et chevelure rousse éclatante sous le soleil d’hiver, elle s’impose en star de Broadway, majestueuse et bravache dans les quelques sourires qu’elle accorde à notre photographe. Le contraste est frappant entre la Parisienne affairée et réflexive de la veille, et l’actrice sur le point d’entrer dans la peau de l’héroïne tragique par excellence, Bérénice. La reine de Judée qui abandonna son royaume pour partir avec Titus, jusqu’au jour, cinq ans plus tard, où le futur empereur de Rome lui annonce que, au nom de la loi de l’empire, il doit la quitter. C’est la pièce la plus intérieure de Racine, il ne s’y passe apparemment rien, si ce n’est le drame amoureux archaïque : une femme refuse d’entendre la fin de l’amour, supplie, se révolte, puis finit par accepter l’irrévocable. Nous voici donc à suivre l’actrice en ce nouveau jour de répétition à Montpellier, au Domaine d’O, à quelques jours de l’expérience qu’elle s’apprête à livrer au public ; le combat corps à corps avec le texte de Racine qu’elle va donner à voir, aux autres, et sans doute à elle-même. La veille, dans notre salon d’hôtel parisien, elle m’expliquait comment elle était arrivée à ce projet ; « Je ne sais pas comment ça a commencé.Bérénice, ça ne m’attirait pas particulièrement. Ce qui m’intéressait, c’était la rencontre avec Roméo Castellucci. Il m’aurait proposé autre chose, je serais allée vers autre chose. Je ne sais pas pourquoi il a choisi Bérénice. Mais j’aime ne pas savoir ». L’actrice n’hésite donc pas à remettre son titre en jeu, pour se lancer dans l’incarnation d’un monologue en alexandrins, « une cage » nous dit Castellucci, que tant refuseraient. Au cours de près de quatre heures de répétition, dans une petite salle du théâtre d’O., nous assistons à ce qu’est Isabelle Huppert au travail : debout, à genoux, marchant, dansant presque, elle se livre à une lutte inouïe avec le plus beau poème de la langue française, dit-on, le plus majestueusement triste sans aucun doute. L’actrice nous le disait la veille : « La langue est totalement fascinante, c’est un puits sans fond, abstraite oui, et aussid’une certaine manière, concrète. On est au sommet de la poésie : Dans un mois, dans un an… Puis tout d’un coup, out of nowhere, l’irruption du réel, tellement inattendue, presque comique. Une didascalie qui dit : « elle s’assoie dans son fauteuil ».
Cette recherche physique, l’actrice l’accomplit sous les yeux amicaux et concentrés de Roméo Castellucci. Le metteur en scène italien qui a réussi ces vingt dernières années à faire de sa ligne mystique et iconoclaste un nouvel horizon du théâtre contemporain, l’a voulue ainsi, seule, à porter la pièce de Racine devenue monologue pour Huppert. Une solitude qui ne l’effraie pas : « J’aime être seule en scène, Orlando, Mary Said… Et puis on n’est jamais totalement seul. C’est une expérience particulière bien sûr, mais il y a une polyphonie, et puis on est plongé dans l’univers d’un metteur en scène. Et on échange avec soi-même, on accède à plusieurs voix différentes de soi-même. » Sur scène, elle apparaîtra dans une robe d’Iris Van Herpen, et ne sera entourée que de figures masculines silencieuses, spectres ou projections de son esprit, nul ne sait, et des sons qui tous partiront de sa voix, en échos. Ainsi ce gong qui résonne dans la petite pièce et ponctue les scènes inlassablement répétées par l’actrice.
Leçon de théâtre
Roméo Castellucci parle peu mais l’écoute attentivement, la reprenant ici et là, en français ou italien, qu’Huppert comprend et parle. Il agit toujours avec douceur, basculant sa haute silhouette vers elle. Le visage d’Isabelle Huppert, s’appropriant les vers de Racine, butant, reprenant sans cesse, offre une saisissante leçon de théâtre. Et sans doute de création. Car il est évident, au fil des heures, que rien n’est facile pour elle. Le génie d’Huppert n’inclut pas d’apprendre plus vite, d’incarner sans effort, ou de survoler le texte de Racine. Bien au contraire, elle tente et retente, échoue, recommence, une, deux, vingt fois, aux prises avec la langue limpide et tordue de Racine. IL n’y a pas d’évidence au départ : il y a un texte, il y a la mémoire, il y a l’effort. Et elle, comme toute autre, doit affronter cette équation première. Seulement, et c’est ce à quoi nous assisterons dans cette petite salle, elle, hors de toutes autres, parviendra à une hauteur, une perfection d’expression physique et orale, qui surgiront comme des épiphanies au sein du travail. Roméo Castellucci le perçoit ainsi : « Pour un personnage comme ça, il faut être au sommet de l’art du théâtre. Car il n’y a rien d’autre que la parole. Le théâtre de Racine est un Théâtre de la Cruauté ; on y est crucifié par la parole. Or, Isabelle, c’est la synecdoque du théâtre occidental. Avec elle, on est au-delà du signifié, c’est une flamme tautologique. C’est aussi important dans le spectacle qu’elle soit “Isabelle Huppert”, avec son nom, avec son rôle, avec son art. A un certain moment, quand la structure du langage et secouée, apparaît l’actrice. Je pense au Antonin Artaud,“forsener le subjectil”, secouer la structure, pour révéler un corps à sa limite »
L’article complet est à lire dans le N°176 en version numérique et dès le 1er mars en kiosque