Un extraordinaire roman du non moins extraordinaire Drago Jančar. Un livre miraculeux, tout baigné de lumière mélancolique.

Certains livres sont des instruments si harmonieusement accordés que le critique retient son souffle : ces mots qu’il va exhaler, les mots encombrants de l’« analyse », de l’« explication », ne vont-ils pas désordonner ce jeu si subtil de cordes ? 

Ne va-t-il pas, ce critique en gros sabots, rompre ce gracieux unisson en déclarant abruptement que « c’est l’histoire de » (en l’occurrence du jeune Danijel, du petit monde qui l’entoure dans la Yougoslavie titiste de la seconde moitié du XXe siècle, et du fait divers – une banale et tragique affaire passionnelle – qui s’y répercute et l’ébranle) ? 

Et s’il s’efforce, ce même critique consciencieux, voire téméraire, d’énumérer les notes mélodieuses des « motifs poétiques et symboliques » (en l’espèce : l’œil et la vision, l’eau, l’histoire biblique de David, l’envol), espère-t-il vraiment retrouver ainsi cette clef, cette inégalable tonalité, dont il a si clairement éprouvé l’enchantement triste et doux, et souvent ironique ? 

Quant au crincrin des « genres littéraires », est-il besoin de dire que parler d’un « roman de la jeunesse » ou d’une « chronique », ce serait se révéler un bien grossier interprète d’une merveilleuse partition, tracée et exécutée par un des plus grands auteurs du moment ?

D’ailleurs, même si le critique, prudent et soucieux de demeurer le plus fidèle possible à la nature fragile, à la fois mystérieuse et limpide de sa première impression, renonce à son attirail intellectuel habituel et privilégie telle image – par exemple, une comparaison avec la musique – il est encore incomplet et approximatif. 

C’est qu’il faudrait simultanément aller chercher d’autres analogies. La mer, d’abord, tant c’est de flux et de reflux, d’enroulements et de gonflements, comme du mouvement et de la formation de vagues, qu’il s’agit dans l’écriture de Drago Jančar. De traits pris, repris, récapitulés, métamorphosés. 

Une mer, que dis-je ? Une toile arachnéenne où chaque nœud répond à un autre, où des éléments qui, isolés, n’ont rien de commun, forment une même trame : un infortuné poseur de paratonnerres amoureux, la Patagonie, le roi David, le Golem, Tito, le goulash… La mer, la toile : voici que notre critique, en veine de poésie, invoque une autre image, celle du navire. 

Car on n’a d’autre choix, ici, que de se « laisser porter », selon une expression qui retrouve toute la force et la légitimité de son acception. « Se laisser porter », donc, et suivre les étapes du fait divers, alors que passent les saisons, mais que le temps, sous la plume de Drago Jančar, coule selon un cours capricieux – s’avançant, rebroussant chemin. Cours capricieux, mais toujours limpide, car le livre ne produit en rien, et c’est le surprenant de cette écriture, le sentiment d’une navigation sur une mer agitée, alors que s’entortillent sur le pont des cordages enchevêtrés. Au contraire : tout semble se dérouler avec la plus enfantine des simplicités, comme sur un tableau de Chagall. Les miracles, on le sait, sont enfantins – en littérature ou ailleurs.

Drago Jančar, Au commencement du monde, traduit du slovène par Andrée Lück Gaye, Phébus, 320 p., 22,50€