Israël est une question épineuse, sûrement tragique. Pose beaucoup de questions, comporte peu de réponses. L’autre jour, un ami humaniste me disait que pour lui, ces présumés 25 000 civils palestiniens tués, « ce n’était pas possible ». Il ne le supportait pas. Précisons que cet ami est français, juif, sioniste, et qu’il demeure horrifié par le pogrom du 7 octobre et ses 1200 morts. Il n’a pas oublié les seins de femmes coupés, les femmes enceintes éventrées, les bébés décapités, les familles brûlées vives, les corps démembrés à la tronçonneuse. Il n’a pas oublié les centaines d’otages, dont beaucoup d’enfants. Il n’a pas oublié la fête qui fut donnée à Gaza, l’arrivée des 4X4 transportant des jeunes de la rave Tribe of Nova, acclamés par une foule hilare filmant de leurs portables un corps nu et blessé de jeune fille, ignoble trophée de chasse. Il sait sans doute qu’il s’agit du plus grand massacre perpétré contre les Juifs depuis la Shoah. Le dernier pogrom antisémite comme le rappelle Pierre- André Taguieff dans son Tract/Gallimard, Le nouvel opium des progressistes, Antisionisme radical et Islamo-Palestinisme, à Kielce en Pologne, le 4 juillet 1946, faisait état de 42 juifs tués.

Mon ami ne supporte pas plus le parti antisémite La France insoumise. Mais ces présumés 25000 civils palestiniens tués, non, à ses yeux, « ce n’est pas possible ». Je lui réponds qu’il n’a pas tort : qui, à part quelques âmes sanguinaires, aime voir des enfants mourir ? On préfère une guerre plus propre ; une guerre plus juste ; une guerre parfaite, pourquoi pas, sans aucun mort. Mais alors, serait-ce encore ce qu’on appelle une guerre ?

Si la position humaniste est nécessaire, elle est hélas insuffisante. On le sait, le monde fonctionne à partir de ressorts concrets, cyniques, stratégiques, où la passion, la folie jouent un rôle déterminant. Si la morale intervient ici et là dans l’histoire, elle n’est qu’un pan du réel. Mon ami humaniste pense que Tsahal pourrait être « plus subtil ». Netanyahou aux commandes, comment pourrait-il en être autrement ? Je lui rétorque qu’il est difficile de trancher sur cette question, la stratégie militaire est un domaine complexe. Qu’ensuite, cela a été suffisamment répété, le Hamas prend pour bouclier humain la population palestinienne, qu’il se terre dans les hôpitaux, dans les écoles, dans les cimetières… Comment alors éviter de tels massacres de civils alors que le Hamas et la population palestinienne sont inextricables. Comment alors épargner les uns et liquider les autres ? Je finis par lui dire qu’il a beau jeu d’incriminer le gouvernement israélien, et qu’il en a le droit, et que c’est une idée à prendre en compte, mais quid de l’Égypte, de la Jordanie, du Liban, de la Syrie ? Où sont-ils, ces pays frères, pour accueillir les réfugiés palestiniens ? Oui, où sont-ils ? Je lui rappelle cette anecdote que Golda Meir rapporte dans ses Mémoires. Quand elle apprend que la Syrie est à deux doigts de s’attaquer à Israël lors de la guerre de Kippour, elle joint Nixon. Il lui dispense ce conseil de mener une guerre défensive, car Israël est dans l’œil du viseur des institutions internationales. Ainsi Netanyahou ou pas, Israël est depuis longtemps fautive : une épine dans le pied de l’ONU (Israël ne respecte pas les sacro-saintes résolutions, d’où humiliation de l’institution, et agressivité à son endroit), une épine dans le pied arabe (Israël n’a rien à faire sur nos terres). 

C’est peut-être Paul Auster qui a raison quand il a cette idée folle qu’il soumet à Coetzee dans son livre épistolaire, Ici et maintenant (Actes sud) : les Israéliens doivent s’installer dans le Wyoming, cet Etat montagneux, isolé aux États-Unis. En quelques générations, il deviendrait un des États les plus prospères du pays ! Pourquoi, réplique Coetzee, des gens s’acharnent-ils dans le malheur ?

Mon ami humaniste sort un dernier argument. Il a écouté des anciens membres du Mossad, du Shin Bet, des généraux. Tous regrettent d’anciennes exactions d’Israël. Mon ami humaniste trouve de l’eau pour son moulin. Cela confirme que Tsahal peut faire mieux. Ce serait bien désinvolte, sinon outrecuidant de ma part, de balayer ces regrets d’un revers de main. Mais pour moi, à l’instar d’un Claude Lanzmann, pour qui la défense d’Israël passe en premier plan, eu égard à l’acharnement disproportionné dont elle est toujours la victime, eu égard à ce que Taguieff appelle l’Israëlophobie, nouvelle judéophobie, eu égard à la catastrophe (autre nom de la Shoah) que serait la disparition de ce pays, je me souviens aussi des témoignages de généraux, du Mossad et du Shin Beit. Ils assurent que sans démonstration de force, Israël, entouré d’ennemis, je répète, entouré d’ennemis, aurait été annihilé depuis longtemps.

Enfin, non pour clore le débat mais plutôt pour qu’il se nourrisse, je pense que le Hamas est le cœur du problème. Le problème N°1. Ceux qui appellent sans cesse au cessez-le-feu, qui sans cesse incriminent Israël, ne se demandent-ils pas au contraire pourquoi le Hamas ne capitule pas ? N’a pas capitulé depuis longtemps pour épargner « sa population civile » ? Oui, pourquoi ? Il y a une hypothèse sinon une explication. À l’instar de Hitler et de ses affidés, dissimulés sous terre dans leur Bunker alors que la population allemande, bombardée par les alliés, mourrait massivement, le Hamas ne cherche qu’une chose : à faire mourir sa population palestinienne avec lui. Pour Hitler, le III Reich devait mourir avec lui. Pour le Hamas, Gaza doit mourir avec lui. Ces morts civils auraient très bien pu être évités : Hamas le sait, il aurait suffi de se rendre.
Mon ami humaniste n’a pas encore répondu à mon hypothèse sinon mon explication. J’attends. Avec plaisir. Avec impatience. 
Ce conflit entre Israël et Hamas pose mille questions, et peu de réponses. C’est dans ce cadre que nous essayons de comprendre. En dehors de ceux qui se sont discrédités, le parti antisémite LFI qui ne reconnaît pas le Hamas comme groupe terroriste, en dehors de guignol comme Shlomo Sand, en dehors des fanatiques d’extrême droite du gouvernement israélien, la discussion doit se poursuivre. Une sorte de discussion talmudique, aux multiples points de vue. Entre démocrates, « c’est possible ».