Un homme, une pie, une vie nouvelle : tel est le livre de Charlie Gilmour. Un magnifique récit, remarquablement maîtrisé.

La grâce et l’intelligence, tels sont les deux traits distinctifs du livre de Charlie Gilmour.

Ignorons-les pour le moment ; procédons à une opération de dessèchement moral et littéraire et réduisons le livre à une chaîne de propositions élémentaires :

  1. Charlie Gilmour est le fils adoptif de David Gilmour, le guitariste de Pink Floyd.
  2. Charlie Gilmour est le fils biologique de Heathcote Williams, poète excentrique britannique, inadapté chronique, incurable, à la vie familiale.
  3. Charlie Gilmour, en vertu de la proposition n° 2, et malgré la proposition n° 1, est une âme blessée. Mais il recueille avec sa future femme, Yana, une pie, baptisée Benzene. Celle-ci sera « compagne, muse, accompagnatrice de deuil », et surtout clef ouvrant à une vie régénérée.

Rien n’émeut plus, rien ne remue plus que des données semblables à celles-ci, mais est-ce pour autant qu’elles seront synonymes de grâce et d’intelligence ? Ou, pour poser la question plus abruptement, qu’est-ce qui fait que, de cette trame, Charlie Gilmour tire plus qu’un touchant « témoignage » – mais bien un échantillon de littérature, et de la plus haute ?

La grâce tient d’abord à une façon de ne pas s’imposer ; la pie est certes miroir, signe (comme les oiseaux des anciens augures l’étaient), symbole, mais elle demeure pie. La pensée s’efforce bien de la saisir en multipliant les analogies, les images, dont certaines sont de très heureuse venue : « les plumes ainsi collées au corps, [l’oiseau] paraît reptilien : un lézard trempé dans du pétrole brut ». Mais la pie est d’abord elle-même, irréductible en dernier ressort aux façons de réfléchir et de voir humaines : « j’essaie de lire dans ses pensées, mais elles sont aussi insaisissables que les miennes doivent être pour elles ».

Cette grâce, cette élégance morale si on peut dire, consiste en effet à laisser à un autre être la jouissance et l’exercice de sa propre pensée. Et c’est ici que se révèle toute l’intelligence du récit, dont la pie devient l’emblème à plumes, toute la cohérence de l’entreprise, car il s’agit, de bout en bout, pour Charlie Gilmour, de se confronter à une pensée autre.

Celle, au premier chef, de Heathcote. Heathcote, le poète s’enlisant dans la poésie et la crasse ; Heathcote et ses tours de magie ; Heathcote et sa décision, incompréhensible, de quitter Charlie et sa mère – Heathcote, en un mot, qui échappe à la saisie de l’entendement, moins homme qu’énigme.

Et puis, il y a votre propre pensée quand elle vous échappe ; quand vous vacillez dans la folie, comme Charlie lui-même ; ou quand, sciemment, vous cherchez à l’amortir, à l’étouffer, ainsi le cannabis, « comme une épaisse couverture jetée sur les parties les plus tumultueuses de mon esprit, une aura chaude et enveloppante. (…) J’ai découvert que j’avais un goût pour tout ce qui pouvait mettre mes pensées en veilleuse ».

Mais, avant tout, et telle est la clef qu’apporte la pie, il s’agit de révolutionner sa propre pensée. Penser comme un oiseau ? À tout le moins, comme un autre que soi.

Charlie Gilmour, Premières plumes, traduit de l’anglais par Anatole Pons-Remaux, Métailié, 304 p., 22,50€