Directeur de recherche au CNRS, rattaché au CEVIPOF (Sciences Po), Pierre-André Taguieff a écrit sur le racisme, le nationalisme ou le devenir de la démocratie. Dans le style précis et vif qu’on lui connaît, il décrypte l’islamisation de l’antisionisme d’une certaine gauche française, et l’impact de cette islamisation croissante sur les enjeux politiques du Proche-Orient.

Quels sont les liens tissés entre les mouvements islamistes et les mouvances gauchistes ?

En 2001-2002, dans le cadre de mes travaux sur la « nouvelle judéophobie », j’ai forgé l’expression « islamo-gauchisme » pour désigner les convergences, voire les alliances militantes entre des courants d’extrême gauche et des mouvements islamistes, au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle grande cause révolutionnaire. C’est en observant, à partir de l’automne 2000 alors que débutait la seconde Intifada, un certain nombre de manifestations dites propalestiniennes où des activistes du Hamas, du Jihad islamique et du Hezbollah côtoyaient des militants gauchistes, notamment des trotskistes de la LCR (devenue en 2009 le NPA), des anarchistes ou des militants antiracistes, que j’ai commencé à employer l’expression « islamo-gauchisme ». Au cours de ces mobilisations, les « Allahou akbar » qui fusaient ne gênaient nullement les militants gauchistes présents, pas plus que les appels à la destruction d’Israël sur l’air de « sionistes = nazis » ou « sionisme = racisme ».

L’instrumentalisation et le dévoiement de l’antiracisme consistaient alors à lui donner le visage de l’antisionisme, fondé sur l’image du Palestinien victime d’un « sionisme » fantasmé comme une forme de colonialisme et de racisme. Ces thèmes de la propagande palestinienne, faisant écho au discours anticolonialiste, étaient intériorisés par toute l’extrême gauche et une partie de la gauche. Ce fut le premier moment de l’islamo-gauchisme contemporain : la convergence idéologique entre islamistes et gauchistes dérivait d’un commun antisionisme radical. L’extrême gauche n’était pas encore totalement convertie à l’islamophilie et la « lutte contre l’islamophobie » – slogan du fréro-salafisme – n’était pas encore le grand thème mobilisateur et rassembleur. 

À partir du milieu des années 2000, l’antisionisme radical, appelant à l’élimination de l’État d’Israël, a été intégré dans la nouvelle idéologie victimaire centrée sur les figures du musulman-victime et du Palestinien-martyr. Cette idéologie s’est formée au confluent du décolonialisme, du néo-antiracisme racialiste (pseudo-antiracisme issu de la « Théorie critique de la race ») et de l’anti-islamophobie, qui, soutenant les mouvements islamistes palestiniens célébrés en tant que mouvements de « résistance » ou de « libération », a pris le visage d’une « islamismophilie ».

La complicité idéologique des mouvances islamistes et néo-gauchistes s’est manifestée publiquement lors de la Marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019, réunissant notamment la CGT, l’UNEF, le PCF, l’UCL (Union communiste libertaire), EELV, Lutte ouvrière, Jean-Luc Mélenchon (et d’autres leaders de LFI), Benoît Hamon et le NPA aux côtés d’activistes et d’associations islamistes (tendance Frères musulmans) ainsi que des indigénistes. Le 12 novembre 2020, sur BFMTV, soucieux de justifier sa présence à la marche islamo-gauchiste, Jean-Luc Mélenchon a repris à son compte le leitmotiv de la propagande islamiste et décoloniale : « Il y a dans ce pays, fabriquée, alimentée par tout un courant d’idées, une haine des musulmans déguisée en laïcité. »

Depuis le méga pogrom du 7 octobre 2023, les courants islamo-gauchistes, dans les sociétés occidentales, ont été les plus virulents accusateurs de l’État d’Israël, passant de la dénonciation du prétendu « apartheid » qu’il imposerait au fantasmatique « génocide » qu’il serait en train de perpétrer. Et, comme en témoigne le document de propagande diffusé par le Hamas fin janvier 2024 pour justifier l’attaque criminelle du 7 octobre, l’organisation a pris l’initiative d’imiter le langage des néo-gauchistes occidentaux pour mieux les séduire et les mobiliser. La « wokisation » de l’islamisme radical palestinien représente le dernier moment en date de la grande vague islamo-gauchiste observable depuis plus de deux décennies.  

Quelles sont les conséquences de l’islamisation de l’antisionisme et de la cause palestinienne ?

D’une façon globale, une dépolitisation du conflit israélo-palestinien, qui s’est transformé en une guerre entre Juifs sionistes et islamistes de tous les pays. Cette islamisation est une jihadisation d’un conflit qui pouvait naguère paraître politique et territorial pour l’essentiel. De Hassan al-Banna à Sayyid Qutb et à leurs disciples contemporains, ce sont les Juifs qui constituent la cible la plus fortement démonisée des appels au jihad, relative nouveauté dans la longue histoire de l’islam, ou plutôt des figures de l’islam, liée à la fois à l’importance symbolique prise par la cause palestinienne et à la tendance contemporaine à faire du jihad le « sixième pilier » de l’islam. Le jihad devient dès lors en lui-même un bien, au lieu de n’être qu’un moyen d’atteindre un bien. Ce « jihadocentrisme » constitue une rupture avec la doctrine musulmane traditionnelle. Dans la perspective islamiste, c’est le « chemin du jihad » qui semble devenir « la solution ». Ainsi est-il érigé en méthode de salut ou en mode de rédemption.

   L’article 15 la Charte du Hamas reprend cette vision d’un grand conflit à fondement théologico-religieux : « Lorsque nos ennemis usurpent des terres islamiques, le jihad devient un devoir pour tous les musulmans. Afin de faire face à l’occupation de la Palestine par les Juifs, nous n’avons pas d’autre choix que de lever la bannière du jihad. » Dans la perspective de cette judéophobie islamisée, la présence juive sur une terre musulmane est intolérable, comme le répète l’article 28 de ladite Charte : « Israël, parce qu’il est juif et a une population juive, défie l’Islam et les musulmans. » On trouve dans cette proposition un parfait résumé de l’idéologie antijuive du mouvement islamiste, qui interdit toute solution politique du conflit ainsi réinterprété. D’où l’appel au jihad énoncé dans l’article 13 de la Charte : « Il n’y aura de solution à la cause palestinienne que par le jihad. » D’où le recours, dans les milieux antisionistes, au slogan « du fleuve à la mer », c’est-à-dire du Jourdain à la mer Méditerranée, pour désigner le territoire aujourd’hui occupé par l’État d’Israël, les Palestiniens de Cisjordanie et la bande de Gaza, et qu’il faudrait rendre judenfrei, « purifié des Juifs ». La destruction d’Israël est donc au programme. On peut voir dans un tel projet d’extirpation des Juifs l’expression d’un désir génocidaire.

Pourquoi ne croyez-vous pas, aujourd’hui, à la création d’un État palestinien, ou à sa coexistence pacifique avec un État israélien ?

Il faut d’abord rappeler que la « solution à deux États », proposée par l’ONU le 29 novembre 1947, avait été aussitôt rejetée par les dirigeants arabes et les Palestiniens. Dans cette perspective, la solution du conflit israélo-palestinien doit passer par la séparation des deux peuples, ce qui implique la création d’un État palestinien qui ne soit pas un foyer de terrorisme jihadiste. C’est ce qu’avait bien compris l’historien Jacob Leib Talmon qui, dans sa lettre ouverte à Menahem Begin (alors Premier ministre du gouvernement israélien), publiée le 31 mars 1980, appelait à séparer Juifs-Israéliens et Arabes-Palestiniens : « De nos jours, le seul moyen d’aboutir à une coexistence entre les peuples est, bien que cela puisse paraître ironique et décevant, de les séparer. » Mais il faut reconnaître que, du côté palestinien, on est toujours en attente d’un Konrad Adenauer, et que, du côté israélien, le surgissement d’un nouveau David Ben Gourion se fait attendre. Si, après tant de guerres, la réconciliation franco-allemande a pu être scellée grâce à des leaders politiques comme Adenauer et le général de Gaulle, on peut imaginer qu’une réconciliation israélo-palestinienne est possible, à la condition que surgissent des personnalités à la hauteur de la « grande histoire », qui pourraient, par exemple, s’entendre autant sur l’élimination de la dictature du Hamas que sur l’avenir des colonies israéliennes en Cisjordanie.

     L’islamisation de plus en plus radicale de la cause palestinienne risque cependant de rendre longtemps impossible tout dialogue et donc tout accord de paix, ce préalable nécessaire à l’établissement d’un État palestinien indépendant et souverain, qui serait un État de droit. Quant à la création d’un État binational, cette utopie chère aux extrêmes gauches qui fait régulièrement retour, elle se heurte à plus d’obstacles encore. Cet État binational serait très probablement déchiré par une guerre civile ethno-religieuse permanente. On sait que les islamistes veulent une Palestine islamiste, soumise à la charia. Le conflit politique se double dès lors d’un conflit religieux insoluble, se réduisant à l’affrontement de communautés fantasmées : « les musulmans » contre « les Juifs », et plus largement contre « l’Occident » ou « les autres ». Cette confessionnalisation du conflit transforme le choc des nationalismes rivaux en une guerre de religion, qui prend le visage d’une guerre de civilisation.

Le Nouvel Opium des progressistes : Antisionisme radical et islamo-palestinisme, de Pierre-André Taguieff, Collection Tracts, Gallimard, 64 pages, 3,90 €, publié le 7 décembre 2023