Un pétrolier, une nébuleuse d’escrocs, des marins : c’est l’histoire bien réelle du Salem que Pascal Janovjak raconte comme un rêve… Un livre magnifiquement hanté.

Voilà un de ces livres qui réplique ces phénomènes visuels conjointement propres aux déserts, aux hallucinations et aux rêveries bercées par une mer calme ; un de ces livres qui se mue en chasse au mirage et qui sait susciter et communiquer, dans la dérobade, dans l’évaporation renouvelée de son point de fuite, l’irrésistible et délicieuse décharge électrique qui pousse à continuer à tourner les pages. Qui pousse, horizon magnétique, à persévérer dans l’écriture, alors même qu’« à la mi-janvier (…) mon projet n’était qu’un ramassis de notes, de brouillons, de questions en suspens » et que « j’avais échoué à tenir les délais que je m’étais fixés ».

Car, enfin, de quoi s’agit-il ? 

De ce pétrolier, le Salem, qui sombre en 1980, dans des circonstances qui révèlent une monumentale escroquerie ? Mais les noms sont flottants, vite dissipés comme la brume – et le Salem a ses hétéronymes, Sea Sovereign, South Sun, Lema. Mais la cargaison brille non comme un reflet sur une nappe de pétrole, mais par son absence. Mais le pétrolier lui-même acquiert un insolite statut ontologique (laissons au lecteur le soin de découvrir par quel cheminement ce dédoublement est advenu) : « il y a donc deux navires qui se suivent, le long de la pointe africaine, deux navires parfaitement identiques, sinon que l’un existe et l’autre non, et que l’un est plein et l’autre vide ».

Admettons alors que dans le monde du Salem, la matière soit sujette à d’étranges évanouissements ; raccrochons-nous dans ces conditions à cette autre matière, celle intime et vitale dont sont pétris les romans – je veux dire les personnages. Ici encore, l’onomastique est espiègle, fuyante, malléable : Fred Soudan, qui pourrait postuler au rôle d’« Arsène Lupin de l’histoire », c’est aussi Frederick El-Soudan, Fredric E. Soudan. Ici encore, si l’œil accommode sur un personnage, il a chance de s’éclipser : ainsi, l’ami Fred, à qui l’affaire vaudra la prison, s’évade en 1987 et s’évanouit dans la nature ; ainsi, surtout, ce matelot dont on lit, entrecoupant l’enquête de Janovjak et la chronique des avancées et des patinages du texte, le journal, c’est un « matelot de papier » : le double fictif d’un anonyme, bien réel lui, mais dont on ne sait rien…

Dirons-nous alors, en désespoir de cause, qu’on a affaire à un brillant petit exercice de « creative nonfiction », comme on dit en bon français ? Mais la page de garde avertit sans ambages : c’est un « roman » dont nous entamons la lecture, et tout solidement rassasié de faits qu’il soit, tout attestée par les médias et l’Histoire que l’affaire du Salem soit, le livre proclame son appartenance au romanesque.

Alors qualifions-le, ce romanesque où tout glisse et s’escamote, de « spectral » ; c’est ce qui en fait le charme assaisonné d’une pointe d’inquiétude. Sachons gré à pascal Janovjak d’avoir restauré ce qui, d’Ulysse attaché au mât au Poe d’Arthur Gordon Pym, ne cesse dans la mer d’émerveiller, de confondre et de hanter : son fantastique.

Pascal Janovjak, Le Voyage du Salem, Actes Sud, 208 p., 19,90€