Le dernier essai du sociologue Geoffroy de Lagasnerie, qui paraît dans la collection qu’il dirige, Se méfier de Kafka, nous met en garde contre une perception kafkaïenne de la société. Un travail peu intéressant qui passe à côté de ce qui fait la force et la beauté de Kafka. Et un mépris de la littérature évident.

Dans Le Procès et La Colonie pénitentiaire, Franz Kafka met en scène le drame de l’individu face à un système bureaucratique tentaculaire qui le condamne sans lui en fournir le motif. Le romancier pragois aborde la question de la faute, de la culpabilité et du jugement d’une manière hyperbolique, voire satirique, qui confine à la mythologie. C’est cette dimension parabolique qui gêne Geoffroy de Lagasnerie : « Peut-être faut-il se méfier de ces représentations monstrueuses, écrit-il. Stéréotypées, grandiloquentes, elles impressionnent notre esprit. Mais elles pourraient bien pour cette raison même exercer des effets de distorsion, et surtout être solidaires de la construction d’une sensibilité qui pourrait nous faire passer à côté du fonctionnement concret du pouvoir, de sa nature même, et de notre relation aux dispositifs qu’il institue. » Le sociologue se demande si, quand on se projette dans ces romans, on accède « à un surcroît de lucidité ou au contraire à un plus grand aveuglement ». Les lecteurs de Kafka sont-ils si naïfs ?

Comme toute philosophie intellectualiste, la thèse de Lagasnerie discrédite le fruit de l’expérience personnelle. « Ces affects expriment le ressenti abstrait de sujets individuels, précise-t-il. Ils soutiennent une appréhension du monde qui s’opère à partir d’un point de vue subjectif, qu’une analyse sociologique de la logique objective des systèmes de pouvoir conduit à mettre en question. Si nous devons nous méfier de Kafka, c’est aussi parce que nous devons nous méfier de la littérature et des perceptions spontanées dont elle se fait souvent le relais. » Depuis L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute (1956), qui remettait en cause le roman balzacien, on n’avait pas intenté un tel procès à la littérature.

Au reste, le titre de ce libelle est trompeur eu égard au domaine auquel il s’applique (un sous-titre aurait été le bienvenu). Car la portée de l’œuvre de Kafka, polysémique et universelle, va bien au-delà de la sphère juridique. Avant-courriers du théâtre de l’absurde, Le Procès et Le Château sont de monumentales métaphores des modalités de l’angoisse existentielle dont est empreinte l’histoire du xxe siècle. La condamnation dont Joseph K. fait l’objet dans Le Procès relève certes de l’aléatoire, mais comme la maladie ou l’accident ; elle n’est pas circonscrite au contexte socio-politique.

Si louable et ambitieuse que soit la démarche de l’auteur qui s’acharne à ébranler les modèles hégémoniques, comme dans un autre essai où il s’interroge sur le rôle anti-institutionnel que pourrait jouer le lien amical, c’est au fond contre l’adjectif « kafkaïen », si galvaudé, qu’il nous met en garde. Alexandre Vialatte, à qui l’on doit la découverte de Kafka en France, s’en plaignait déjà en 1965 : « Il n’est plus de situation qui ne soit devenue “kafkaïenne”. Si une mayonnaise rate, c’est la faute de Kafka. » Bref, c’est à une tarte à la crème (« surréaliste » en est une autre du même acabit) que s’en prend Lagasnerie. La littérature et Kafka sont ailleurs.

Se méfier de Kafka de Geoffroy de Lagasnerie, 108 p., 18 € chez Flammarion, plus d’informations