Quand le très grand metteur en scène japonais Yoshi Oïda s’attaque à un chef d’œuvre français, c’est une pure merveille à voir à l’Opéra de Bordeaux.

L’Orient est une auberge espagnole. On y projette ce que l’on veut. C’est la terre des moindres fantasmes, des paysages lointains où tout semble possible. Au XIXe siècle, période d’expansion coloniale et de prospérité économique, l’Orient était presque un thème obligatoire pour qui voulait écrire, peindre ou composer. Une Asie sans rapport avec la réalité, mais qui soufflait aux artistes des trésors bien à eux. Ainsi ces Pécheurs de perles, composés en quelques mois par un Bizet de vingt-cinq ans, tout frais rentré de la Villa Médicis. Nous sommes en une Ceylan de fantaisie, parmi une communauté de pêcheurs aux noms perses, qui ne sauraient remplir leur office sans la protection d’une vestale. Ajoutez à cela deux hommes amoureux de la même femme, la lutte entre l’amitié virile et l’amour fou, et vous obtenez un livret comme on en tricotait à l’époque (1865) riche en poncifs et conventions. Mais Bizet est là. Un Bizet juvénile, qui déborde de mélodies, d’audaces courtoises ; un Bizet qui se cherche lui-même dans le corset d’une intrigue fade et s’y découvre des miracles de joliesse. Carmen est déjà en germe (lorsque le musicien troquera l’orientalisme pour les espagnolades).

Mais restons à Ceylan… Un Sri-Lanka fantasmé, dont Yoshi Oïda n’a gardé que la seule idée de l’Orient. Pour cette production montée voici douze ans à l’Opéra-Comique, et entièrement repensée pour sa reprise à Bordeaux, le vénérable comédien et metteur en scène japonais, aujourd’hui nonagénaire, transpose ces Pêcheurs dans une parenthèse abstraite aux références nippones. Ici, tout est geste, comme un rituel. On est plus proche du ballet, de l’action scénique, de la cérémonie religieuse. Le vaudeville oriental lorgne vers le nô, ce qui ne va pas sans une élégance un peu désincarnée, où planent les mânes de Peter Brook, avec qui Oïda œuvra si longtemps. Mais il est bien plaisant de voir les Pêcheurs dépouillés d’un certain pompiérisme narratif, sans qu’ils soient pour autant transposés en Ukraine ou chez mitou !

Œuvre de jeunesse, Les Pécheurs demande des timbres juvéniles, lesquels sont au rendez-vous du Grand Théâtre de Bordeaux. Interprètes de Léila et Nadir, Louise Foor et Jonah Hoskins ont tous les deux vingt-sept ans, et c’est heureux. La soprano belge dispose d’un timbre souple, léger, qu’on devine volontiers virtuose, associé à une silhouette gracile : sa Léïla convaincante nous promet une Juliette idiomatique dans l’opéra de Gounod. À ses côtés, le jeune ténor américain possède le charme de Nadir. Un timbre clair, volontiers solaire (malgré un vibrato un poil envahissant, çà et là). Il se tire sans encombre de la célèbre romance « Je crois entendre encore », redoutable scie du répertoire français, évidemment attendue par le public.

Malgré ces deux jeunes et jolies pousses, la distribution est dominée par Florian Sempey. De huit ans leur aîné, le baryton est ici chez lui. Il possède l’autorité naturelle de Zurga, la flamme, la puissance, la colère mais aussi la grâce blessée. On sent cependant sa théâtralité naturelle un brin corsetée par la mise en scène : le lion semble parfois encagé. 

Dans la fosse, Pierre Dumoussaud est très attentif à la partition, qu’il dépoussière, caresse et alanguit volontiers. Au fameux duo « Au fond du temple saint » il a rétabli la seconde partie « amitié sainte », plus conventionnelle mais qu’on découvre avec curiosité. Tout comme il a gommé les contrenotes à la fin de la romance de Nadir. Un retour aux sources des plus louables, mais parfois les conventions ont du bon, fussent-elles sacrilèges. Des Pécheurs de perles à l’os, sans péchés mignons.  

Les Pêcheurs de perles, de Georges Bizet, mise en scène Yoshi Oïda, Opéra de Bordeaux, jusqu’au 26 janvier, plus d’informations