Raphaël Enthoven signe un essai stimulant où il démontre que l’intelligence artificielle ne pourra jamais remplacer la philosophie. Percutant.

Parmi les événements marquants de l’année 2023, il en est un qui est légèrement passé sous nos radars mais qui, à la réflexion, apparaît inédit, comme s’il émanait d’un roman de Houellebecq : du printemps à l’automne, une grève massive a frappé Hollywood. Cela ne s’était pas produit depuis les années 1960 – période où le cinéma redoutait l’apparition de la télévision – et, pendant plusieurs mois, la production de films a été complètement paralysée. Parmi leurs principales revendications, les scénaristes s’inquiétaient de l’introduction de l’intelligence artificielle dans leur profession : à supposer que l’IA puisse écrire des scénarios avec autant de créativité qu’eux, mais qu’elle le fasse à une vitesse démultipliée, leur métier ne serait-il pas menacé de disparition ? N’assistera-t-on pas, comme dans les travaux manuels, à un remplacement de l’humain par la machine ? Et ce remplacement ne s’étendra-t-il pas demain à d’autres disciplines : le droit, la médecine, le journalisme et, qui sait, la philosophie ?

Il y a deux manières de déconstruire le mythe selon lequel l’intelligence artificielle est susceptible de se substituer à la conscience humaine. La première consiste à mener une généalogie de l’IA, depuis sa naissance au moment du mouvement cybernétique jusqu’à l’invention de chatGPT en passant par les grandes heures du computationnalisme. Une telle mise en perspective, qu’on retrouve par exemple dans les travaux d’Hubert Dreyfus, reviendrait à montrer que l’intelligence artificielle repose sur un paradigme incomplet, une modélisation abstraite de l’esprit assimilant la cognition à de la manipulation d’information. Elle est un miroir que l’esprit humain se tend à lui-même pour mieux se comprendre, mais un miroir limité, qui ne réverbère que partiellement la vie mentale. Non seulement l’intelligence artificielle a des bornes, mais elle s’oppose à une limite de droit : rien, en elle, ne s’ouvre à la pensée.

Dans L’esprit artificiel, Raphaël Enthoven adopte la direction inverse : démystifier l’IA à la lumière de textes qui ont précédé son émergence. Au printemps dernier, c’est-à-dire au moment même où les scénaristes américains initiaient leur grève, il a défié chatGPT lors de l’épreuve de philosophie au baccalauréat. Résultat : 20/20 pour l’homme et 11 pour la machine. Sans appel. Mais comment expliquer que l’IA, elle qui sait répondre à tout, soit incapable d’écrire une dissertation ? Qu’est-ce qui, dans l’exercice de la problématisation, de la conceptualisation, en somme de la pensée, résiste à l’artificialisation de l’intelligence ? C’est cette question que Raphaël Enthoven soulève dans son essai. Il estime que l’interrogation « l’IA peut-elle remplacer l’esprit humain ? » n’a rien de spécifiquement contemporain.

Elle n’est que la déclinaison actuelle d’un problème intemporel, le dernier avatar d’une tension philosophique plus large, celle du face-à-face entre l’humain et la machine, entre le calcul et la candeur, entre le sentiment et la raison hypothético-déductive. Confrontation dont il montre qu’elle est déjà à l’œuvre dans des textes anciens. Le Pygmalion d’Ovide et le Golem du Maharal explorent la légende d’une vie factice, crée par le génie humain, et dont « l’art se dissimule à force d’art ». Le Platon du Ménon soutient que l’enseignement n’est pas une affaire d’information, ni d’une pédagogie qui se contenterait de gaver l’âme, mais de réflexion, à savoir d’une démarche active et autonome de l’esprit. Celui du Phèdre, bien avant les smartphones, se demande si l’écriture, en servant de béquille à la mémoire, ne risque pas d’aliéner l’intelligence vive de la pensée humaine. Dans la même optique, Leibniz affirme qu’il existe une différence irréductible entre les mécanismes du vivant, qui est un automate infiniment composé d’automates, et ceux de la technique humaine. De même, la beauté kantienne dépasse toutes les catégories du jugement de connaissance. Et le Contre Sainte-Beuve de Proust illustre avec éloquence la transcendance d’une œuvre par rapport aux conditions – aux inputs – qui ont déterminé sa création. Si Raphaël Enthoven propose de les relire en cherchant ce qu’ils disent de l’IA, c’est que tous ces textes, comme les « échos » de Baudelaire, en sont les « ancêtres inattendus » et développent, au fond, une question qui n’a pas attendu l’arrivée de chatGPT pour se poser : pourquoi la vie de la pensée humaine est-elle irréductible ?

L’esprit artificiel, Raphaël Enthoven, disponible dès le 24 janvier aux Éditions de l’Observatoire, 192p. 19€, plus d’informations