La pensée d’Édouard Glissant anime Tout-Moun, où Héla Fattoumi et Éric Lamoureux transforment la danse en métissage de métissages. 

« C’est notre rôle d’artistes de proposer des utopies. Sinon, qui le ferait ? », demande Héla Fattoumi. La Tunisienne et son alter ego Éric Lamoureux ont réalisé depuis longtemps leur utopie personnelle. Et ce n’est peut-être pas tant leur aventure professionnelle, celle de diriger depuis une vingtaine d’années, conjointement, un Centre Chorégraphique National français que de partager la vie d’une personne issue d’une culture très différente et d’élever, ensemble, des enfants. « Il n’y a pas si longtemps, il était impensable de partager sa vie dans la différence. On pensait qu’on ne pouvait pas se nourrir les uns les autres », ajoute Fattoumi. Voilà donc une utopie concrète qui fait le lit de la créolisation universelle, telle une lame de fond que rien n’arrêtera, n’en déplaise aux chantres du « grand remplacement ». Même si le chemin sera long et parsemé d’embûches, souvent sanglantes. « On est d’accord », dit Lamoureux, « mais Glissant situe la créolisation du côté de la poétique et des imaginaires. Si nous sommes aujourd’hui dans une phase de repli identitaire, il avait prévu cela aussi et c’est pourquoi Tout-Moun s’achève sur Glissant qui dit : « Il faut changer l’imaginaire total de l’humanité ! » Dans Tout-Moun, les interprètes sont, entre autres, malgache, égyptien, marocain, tamoul ou franc-comtois, mélangeant non seulement leurs danses personnelles mais aussi les sonorités des neuf langues maternelles représentées, jusqu’à converser dans un créole imaginaire. 

Avec plus de cinquante créations communes à leur actif, les FatLam – comme on aime les appeler – ont donc choisi les visions d’Édouard Glissant pour porter la flamme de Tout-Moun, spectacle de danse qui se lit telle une fête de l’universalisme culturel au sein d’une humanité qui avance en échangeant. « Quand nous avons débuté, nos pièces portaient sur l’incommunicabilité. Tout était dur, conflictuel. Aujourd’hui, dans un monde qui se durcit, nous avions besoin de partager une autre vision des possibles. » Depuis le CCN de Belfort, ils ont construit des liens avec les humanités d’ailleurs, et surtout d’Afrique, liens qui ont mené à la création d’un premier spectacle chorégraphique très musical, Akzak. Dans Tout-Moun, Raphaël Imbert, jazzman au saxophone, improvise en se mêlant aux danseurs, et en répondant aux transfigurations de ses propres notes par Benjamin Lévy, pilotant le logiciel OMax, développé à l’IRCAM. « Et le jazz est la musique de la créolisation par excellence », remarque Lamoureux. Sur le plateau apparaissent en trompe-l’œil les contours d’une île, une végétation luxuriante ainsi que des braises comme des brises d’air frais, amenant par-ci par-là une douce voix lointaine, celle du philosophe martiniquais. À dix, les danseurs vont alors au-delà de l’idée d’interpréter une partition chorégraphique et esquissent, à partir de leurs personnalités, un modèle de coexistence et d’interaction, à l’interface entre gestes et phonèmes créoles. Un modèle, plus qu’une utopie, et finalement un métissage organique entre tous les langages artistiques. 

Tout-Moun de Héla Fattoumi et Éric Lamoureux à Chaillot Théâtre National de la Danse du 10 au 12 janvier, plus d’informations