Sofi Oksanen s’engage en publiant Deux fois dans le même fleuve, enquête et réflexion sur le viol comme arme de guerre pour l’armée russe en Ukraine. Et plus largement, l’autrice finlandaise nous interpelle sur la nouvelle forme de l’impérialisme russe. 

Diriez-vous que votre livre est d’abord un hommage aux femmes ukrainiennes ? 

J’ai commencé par un discours à l’académie suédoise sur le thème des femmes victimes de la guerre en Ukraine, et quand j’ai vu la réaction de l’audience, j’ai compris qu’il fallait que j’écrive ce livre. Après un an de guerre, on a déjà pu voir comme les voix des femmes avaient disparu du champ public. Je suppose que c’est toujours comme ça en temps de guerre, la voix guerrière est essentiellement masculine. Voilà pourquoi j’ai voulu rétablir la perspective du genre. 

Vous écrivez plusieurs fois n’être pas surprise par la force et la ténacité de la résistance ukrainienne…Parce que vous comprenez leur histoire ? 

Oui, et parce qu’ils se battent pour leur existence. Je me souviens de ce qu’était l’Ukraine avant la Révolution Orange, en 2014, et de la première fois que je m’y suis rendu après la révolution : le changement était énorme, et avait eu lieu si rapidement…J’ai pensé à ce que j’avais vu en Estonie dans les années 90. On voyait les statues tomber, les rues changer de nom, mais c’était aussi les valeurs morales, les attitudes, qui avaient profondément changé. 

Pensez-vous que dans les pays de l’ouest de l’Europe, on n’a pas pris la mesure de la force patriotique qui animait les Ukrainiens ? 

Je crois que le point de vue russe a été très présent dans certains pays de l’ouest. Non qu’il n’y ait pas eu d’Ukrainiens qui aient tenté de défendre leur vision, mais la plupart des correspondants de presse étaient installés à Moscou, et le soft power de la Russie a été très important. Voilà pourquoi j’ai voulu écrire dans Purge sur le passé de l’Estonie, parce que, l’URSS avait beau ne plus exister, l’Europe de l’Ouest continuait à voir l’Europe de l’Est par le prisme russe. 

Êtes-vous devenue aussi écrivain contre cette perspective russe dominante ? 

J’ai voulu devenir écrivain à six ans, donc non, ce n’est pas ça qui est à l’origine de ma vocation….Mais si j’ai voulu écrire sur l’histoire, c’est aussi, oui, pour ouvrir une fenêtre autre, sur le monde. N’oubliez pas que la culture et le langage estoniens a été opprimés par l’URSS. Pour l’Ukraine, ce fut encore pire, la langue ukrainienne a été très affaiblie par les Russes, notamment à l’université. C’est une question d’argent : la culture russe est soutenue par les oligarques, par l’Etat, alors que l’Ukraine ne reçoit presque rien. 

On touche à un des sujets centraux de votre livre, la propagande russe. Vous êtes-vous plongé dans la propagande d’hier et d’aujourd’hui pour écrire ce livre ? 

Je pense y avoir baigné depuis ma naissance ! Ceci dit en Finlande, notre presse était à peu près libre, sauf en ce qui concerne l’URSS, mais comparée à l’Estonie voisine, c’était une chance. Les propagandes soviétique et poutinienne ont beaucoup en commun, à quelques différences près : par exemple, les minorités sexuelles n’étaient pas montrées du doigt par l’URSS, alors que le régime de Poutine en a fait des boucs émissaires.

Il y a cette scène inouïe dans votre livre qui voit une mère et son fils soldat russes évoquer tranquillement la torture qu’il exerce sur les Ukrainiens. C’est difficile de lire un tel détachement…

Les Russes se comportent avec les Ukrainiens comme toute puissance coloniale en guerre. 

Croyez-vous à la possibilité d’un sursaut des femmes russes contre la guerre en Ukraine et ses atrocités ? 

Il y a eu l’association des Mères de soldats qui s’était érigée contre les guerres passées, mais le régime de Poutine a utilisé la fameuse technique du « salami » pour diviser l’association…Vous savez, le régime de Poutine mise sur les femmes, mais pas celles qui s’engagent pour l’égalité ou les valeurs occidentales, plutôt celles qui sont contre l’avortement, et qui luttent en ce sens depuis longtemps. Je pense que tôt ou tard, l’avortement va devenir illégal en Russie. La guerre a besoin de bébés, donc dans la perspective générale, tout cela est logique. On n’en parle pas ici, mais il y a des Russes qui bénéficient de la guerre ; ce sont ces femmes très conservatrices. 

Deux fois dans le même fleuve, Sofi Oksanen, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli, éditions Stock, 302p, 21,90€