Certains la qualifient d’ange, tant elle se distingue sur les scènes du monde entier. La diva sud-africaine Pretty Yende, de passage à Paris pour incarner Olympia dans Les Contes d’Hoffmann à Bastille, nous raconte sa vie, son histoire, son rapport habité et mystique à la musique. 

Salle de répétition de l’opéra Bastille : vaste cube noir où chanteurs, musiciens et chefs se retrouvent. L’atmosphère y est, comme souvent à quinze jours de la première, studieuse et simple. Le chœur occupe la scène, hommes et femmes se préparent à entamer le burlesque deuxième acte des Contes d’Hoffmann : la fête qui sera pour le pauvre Hoffmann, le moment de la désillusion. Le poète croit rencontrer l’âme-sœur, découvre Olympia, femme-automate, aussi séduisante par sa beauté, que mécanique dans ses gestes. Moment célébrissime : l’interprétation des Oiseaux dans la charmille par Olympia. Les plus grandes se sont frottées à la Doll’s song, de Nathalie Dessay en lutin séduisant et fantasque, à la singulière profondeur de Sabine Devieilhe plus récemment. L’air  offre un défi musical et théâtral hors du commun. D’autant plus pour une interprète assez peu à l’aise dans la langue française, comme Pretty Yende. 

Or, cet après-midi, un certain nombre de curieux de la Maison sont descendus en salle de répétition pour assister à ce moment-là. La Doll’s song de Pretty Yende est devenue culte. Elle qui a interprété plusieurs Olympia, a aussi choisi de placer l’air dans sa tournée de récitals, notamment dans un duo merveilleux avec son amie, la diva Nadine Sierra. La musique s’enclenche au piano, Pretty Yende entre en scène, portée sur un plateau par deux hommes en blouse. Avant même qu’elle ne chante, on sourit : elle se tient pieds écartés et face impavide, à la manière d’un Harpo Marx. Elle entame les premiers mots, sa voix aussi puissante que ciselée s’élève, et n’abandonne rien de son jeu clownesque : mains et tête s’agitent en un rythme saccadé, désavouant la finesse de son chant, par la mécanique d’un corps peu à peu incontrôlable. C’est Buster Keaton avec la voix de Maria Callas, (à quelques nuances près…). Le chant se termine, tout le monde applaudit. Pretty retrouve son sourire de jeune fille, murmure une ou deux blagues à ses acolytes, et retourne s’asseoir à sa place, dans un coin de la salle. Nous pourrions nous arrêter là : tout ou presque de cette femme est raconté par cette scène de dix minutes.  

Le phénomène Pretty Yende pourrait s’appeler la grâce. C’est-à-dire l’étrange conjonction d’une osmose intérieure, et d’un plébiscite unanime. Alexander Neef, directeur de l’Opéra de Paris, me le raconte ainsi : « On se l’arrache aujourd’hui sur toutes les grandes scènes du monde, elle a une présence régulière dans les maisons d’opéra de Londres, de New York, de Paris. Elle a émergé de manière assez rapide, parce qu’elle a un rayonnement très particulier sur scène qui la distingue même parmi les grands artistes lyriques : elle illumine la scène même avant de chanter. Elle a un rapport extrêmement fort avec le public dans la salle, une connexion qu’elle est capable d’établir très vite. Ça a toujours fait d’elle une artiste à part. Elle a toujours cette joie d’être là. Sur scène, on ne peut pas cacher qui on est. Ce qui est très vrai pour Pretty. La part technique est essentielle, mais pour nous c’est une précondition, ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est le dépassement de la technique, pour accéder à une forme de rayonnement. » Quelques jours plus tard, au téléphone, la célèbre soprano américaine Nadine Sierra me décrit son amie de longue date, les deux divas se sont rencontrées adolescentes au Cap, lorsqu’elles se formaient : « Pretty et moi n’avons pas du tout le même tempérament : elle est paisible, sourit sans cesse, exulte de positivité, quand je suis plus garçon manqué, assez sanguine sur certaines questions. Voilà pourquoi sans doute nous parvenons aussi à chanter ensemble sur scène. C’est un ange dans ma vie. » 

Le mot n’est pas choisi au hasard : Pretty a une allure d’innocence. Son visage enfantin et son goût pour les couleurs, le burlesque, la ramènent souvent à cette part angélique. Même lorsqu’elle incarnait un personnage aussi sensuel que Violetta en 2019 dans la mise en scène de Simon Stone, elle parvenait à ne pas perdre cet éclat candide. Elle qui s’est fait connaître par son interprétation des mythiques héroïnes désespérées du Bel Canto, de Lucia di Lammermoore à Gilda de Rigoletto, ne perd jamais sa part d’ange. Où puise-t-elle cette étrangeté qui la distingue entre mille ? Dans quelle histoire ? Dans quelle technique ?  Dans quelle relation à son art ?  

Lorsque je rencontre Pretty, pour l’interviewer plus longuement, elle porte une robe à coquelicots et dahlias qui accentue une allure de jeune fille, que ses trente-huit ans n’abolissent pas. En mai dernier, dans l’abbaye de Westminster, lorsqu’elle apparaissait dans une robe papillon d’un insolent tulle jaune, prête à chanter pour plus de 14 millions de spectateurs, elle semblait toujours d’une délicatesse juvénile. Ce matin de pluie, dans un grand hôtel parisien, elle se présente, ouverte, attentive. Elle revient sur son histoire, conte de fées contemporain : petite fille d’un village d’Afrique du Sud, qui, un jour, entend un air d’opéra dans une publicité à la télévision, et décide, envers et contre tous, de devenir chanteuse lyrique. Elle-même surnomme son récit, la « Pretty Yende Journey », qu’elle aime à raconter aux jeunes d’Afrique du Sud pour qui elle est devenue une héroïne. Mais au fil de notre discussion, elle s’assombrit : la disparition de sa mère, quelques mois plus tôt, a transformé le regard qu’elle posait sur son enfance et sa jeunesse. Et même sur la musique. La joie qu’elle ne cesse de transmettre s’allie à un sens du tragique inédit chez cette chrétienne croyante qui n’hésitera pas plusieurs fois dans notre discussion, à faire référence à une force première qui régit nos existences. Une présence qui se laisserait approcher à certains instants d’une musique « surréelle », à laquelle elle a dévoué sa vie.  

La suite de l’article est à retrouver dans le N°173 disponible en version numérique

Les Contes d’Hoffmann, direction musicale Eun Sun Kim, mise en scène Robert Carsen, Opéra de Paris, du 30 novembre au 27 décembre. 

L’opéra sera diffusé sur France Musique le 20 janvier à 20h, et disponible à la réécoute sur le site de France Musique et l’appli Radio France 

France Musique sortira le 30 novembre un nouveau podcast natif dédié à Offenbach dans le cadre de sa nouvelle collection Les Sagas Musicales produite par Saskia de Ville. Le concept : 8 séries de 5 X 30 mn pour raconter la vie et l’œuvre des grands compositeurs et  compositrices.