En quittant la tête du Théâtre national de Strasbourg, le metteur en scène et comédien Stanislas Nordey y présente deux derniers spectacles, Le voyage dans l’Est, d’après le roman de Christine Angot et Evangile de la nature d’après Lucrèce.
C’est la première fois que vous montez un texte de Christine Angot. Qu’est-ce qui a attiré votre attention sur cette œuvre au point de vouloir la mettre en scène ?
Depuis la deuxième partie de mon mandat à la tête du Théâtre national de Strasbourg, j’ai choisi de ne monter que des textes écrits par des femmes, comme Léonora Miano, Marie N’Diaye ou Claudine Galéa par exemple. Quant à Christine Angot, cela fait trente ans que je lis ses livres. Je la guettais en quelque sorte. Quand j’ai découvert Le voyage dans l’Est à sa parution en 2021 ça m’a sauté à la figure. Je lui demandé si elle était d’accord pour que j’en fasse un spectacle. Ce qu’elle a accepté. En revanche je n’ai pas souhaité l’impliquer dans le travail d’adaptation. Parce que je tenais absolument à garder telle quelle la structure du roman et non à présenter une version écrite pour la scène. La question essentielle pour moi, c’est de porter à la scène un roman avec tout ce que cela implique, et non adapter un livre. C’est pour ça qu’il y aura de la vidéo et de la musique, car le travail sur l’image et le son permet de revenir au roman. Et puis il faut installer le spectacle dans une durée qui rende compte de la force de l’écriture.
Christine Angot y revient à nouveau sur son passé et donc sur l’inceste dont elle a été victime de la part de son père. Mais à la différence de ses livres précédents, il y a cette fois la distance liée d’une part au fait qu’elle a déjà traité cette question brûlante, mais aussi à l’éloignement dans le temps. Comment traitez-vous cet aspect de l’œuvre ?
Je le vois comme une archive dont elle exhumerait peu à peu des aspects jusque-là jamais abordés. Déjà il y a le recul du temps. Un des angles du spectacle, c’est cette femme de soixante-quatre ans qui regarde cet homme de quarante-quatre ans ; l’âge qu’avait son père à l’époque des faits. Pour les acteurs comme pour le public, cela pose le problème de l’identification. Il est difficile pour des raisons évidentes de s’identifier à ces deux protagonistes. En revanche il y a une troisième personne, c’est Claude, qui a été pendant longtemps le mari de Christine Angot et avec qui elle a des conversations dans le roman. C’est très important parce qu’on peut s’identifier à lui. En ce sens, sa présence est essentielle au spectacle. Claude, c’est nous tous, nous qui vivons ou aurions pu vivre aux côtés de personnes ayant vécu ces événements traumatisants. À travers lui on ressent comment on est attentif, ou non, au drame de l’autre et comment on interfère dans le drame de l’autre.
L’intérêt du roman, c’est qu’il n’est pas univoque. Il aborde les événements et leurs répercussions sous plusieurs points de vue…
Oui, il était hors de question de faire un spectacle sur l’inceste. Ce que raconte Le voyage dans l’Est, c’est d’abord de quoi est faite une vie, qui aurait aussi bien pu être la nôtre. Cela parle de nos fragilités. En le lisant, j’ai pensé au titre du roman de Maupassant, Une vie. Le fil rouge du spectacle, c’est la lucidité. Au moment des faits, elle est consciente de ce qui lui arrive. Quand son père en la quittant lui donne un bref baiser sur la bouche, le mot, « inceste », lui vient aussitôt à l’esprit. Mais la force du livre, c’est sa capacité à traiter les évènements en utilisant plusieurs niveaux de langue, des variations de ton très subtiles. C’est aussi pour ça que le spectacle est en deux parties : la première autour de la figure du père, la deuxième autour de celle de Claude.
Il y a quelque chose dans le livre qui est de l’ordre de la reconstitution. Comme un travail d’enquête presque.
Effectivement, j’appelle ça « les scènes de crime » ; à l’exemple des scènes dans les hôtels au début du roman. Il y a une foule de détails. La description des hôtels, des chambres, de la voiture du père. Elle évoque le scandale causé par ses livres à Strasbourg où on l’a accusée de salir son père, un notable local qui travaillait au Conseil de l’Europe. Elle parle des remous causés par les représentations d’Un amour impossible mis en scène par Célie Pauthe au TNS. Je tiens à préciser cependant que Christine Angot s’est toujours défendue contre le raccourci qui voudrait faire d’elle l’auteure d’une seule histoire. La nécessité de l’écriture a fait qu’elle s’est saisie de ces événements tragiques qui ont marqué sa vie. Mais même si elle n’avait pas subi d’inceste, elle aurait écrit des romans.
Vous allez bientôt interpréter Evangile de la nature d’après le poème La nature des choses de Lucrèce, traduit par Marie N’Diaye, dans une mise en scène de Christophe Perton. Comment abordez-vous cette œuvre essentielle de l’Antiquité romaine ?
C’est la première fois que je dois apprendre par cœur un texte aussi difficile, à la fois poétique, philosophique et scientifique. Christophe Perton a demandé une nouvelle traduction à Marie N’Diaye, qui a relevé le défi avec enthousiasme. Il y a quelque chose de fascinant à se confronter à ce texte qui date de plus de 2000 ans. Lucrèce se présente comme celui qui transmet la sagesse d’Epicure désigné comme un « dieu en philosophie », mais c’est extraordinaire de découvrir ce qu’il dit sur le climat, par exemple, sur la façon dont l’homme abîme parfois la nature. Il y un souci pédagogique chez Lucrèce qui maîtrisait les connaissances scientifiques de son époque et savait les transmettre par le biais d’une poésie qui nous éblouit encore aujourd’hui. Lucrèce parle de la peur, de l’effroi, des superstitions. Mais il écrit pour rassurer, pour désamorcer les angoisses. Il dit qu’il ne faut pas avoir peur ni de la vie ni de la mort, mais qu’il faut profiter de la beauté et des plaisirs de la vie. Sur scène Christophe Perton me demande de dire le poème comme si j’étais moi-même Lucrèce, un homme généreux qui souhaite partager son savoir avec le plus grand nombre. Un homme qui fait œuvre de transmission, mais aussi de création. Et que je suis, pour cette raison, particulièrement heureux d’incarner au théâtre.
Le voyage dans l’Est, d’après Christine Angot, mise en scène Stanislas Nordey, du 28 novembre au 8 décembre au Théâtre national de Strasbourg, plus d’informations
Évangile de la nature, d’après De la nature des choses, adaptation et mise en scène Christophe Perton, tradiction Marie N’Diaye, jeu Stanislas Nordey, du 13 au 21 décembre au Théâtre national de Strasbourg, Strasbourg, plus d’informations