Retour de Siri Hustvedt qui signe avec Mères, pères et autres, un recueil d’essais passionnant sur la maternité, la littérature et la science. Rencontre.

Le grand sujet de ce livre est la maternité. A vous lire, il semble qu’il demeure dans la pensée de la maternité des zones inexplorées, et peut-être même tabou…

Je pense en réalité que la haine du féminin qui s’est développée dans notre culture est née en grande partie de la peur de la maternité. Car la maternité nous rappelle que nous sommes très dépendants, et je pense que cette dépendance de l’enfant à la mère, et même du fœtus dans le ventre maternel, a fait naître cette pression qui demeure sur les mères. Pour dire les choses clairement, je pense que le diktat de la bonne mère qui sévit dans nos sociétés naît de cette dépendance première difficile à accepter pour beaucoup. Ce qui demeure tabou, c’est de penser hors de cette idée de la bonne mère et qui est si liée à l’idéal d’après-guerre de la classe moyenne de la bonne mère qui reste à la maison et s’occupe des enfants pendant que le mari gagne de l’argent, ce fameux « ange du foyer », cette mythologie est encore très vivante aujourd’hui. 

Ne pensez-vous pas qu’aujourd’hui cette vision de la mère parfaite a un peu évolué ? 

Non, pas vraiment. Regardez la manière dont l’écrivain Rachel Cusk, qui a écrit un roman sur les difficultés qu’elle a traversées après la naissance de son enfant, a été crucifiée par la presse. Je pense que celle qui ne correspond pas à l’image attendue et idéale de la mère est encore très mal acceptée dans nos sociétés. 

Vous ouvrez le livre par un portrait lumineux de votre propre mère. Etait-ce pour vous une évidence de commencer par elle pour penser la maternité hier et aujourd’hui ? 

Ma mère est morte à 96 ans, et en effet, je voulais écrire sur elle, pour garder quelque chose de cette femme que j’ai infiniment aimé, et pour raconter comment notre relation a évolué au fil du temps. Lorsqu’elle était dans la décennie de ses quatre-vingt, et moi de mes cinquante, elle venait me voir à New York et je lui rendais visite, nous parlions de littérature, nous nous promenions toutes les deux. C’était un immense plaisir de vivre cette riche et florissante amitié avec cette femme mature qu’était ma mère. 

Autre figure maternelle, Louise Bourgeois, qui explore l’aspect sombre de la maternité, notamment par cette image de l’araignée qui traverse son œuvre…

J’ai un intérêt pour son travail, parce que Louise Bourgeois a toute sa vie réfléchi à faire exploser les conventions, les concepts pré-établis, et elle a beaucoup réfléchi au corps, au corps féminin, et à l’image de la mère, dans toutes ses occurrences. Ses sculptures, ses gouaches magnifiques et très drôles de nouveaux-nées, face à des seins immenses. Personne n’est jamais allé aussi loin et aussi profondément à ma connaissance dans la représentation de la maternité que Louise Bourgeois.

Il est frappant de voir comme vous vous intéressez de plus en plus à la maternité…

Pendant des années, j’ai étudié l’embryologie, la gestation, et tout ce qui y a trait, et j’ai publié des travaux sur cette question dans des revues spécialisées et psychanalytiques. Donc, oui, je pense que quand on vieillit, on se retourne sur ce processus extraordinaire qui voit une femme mettre au monde un enfant. Cela m’est arrivée une fois, et je crois que l’embryologie et l’expérience de porter un enfant sont des sujets aussi passionnants sur un plan scientifique, que philosophique.

Au cours de ces années passées à étudier l’embryologie et la gestation, quelle a été votre plus grande surprise intellectuelle ? 

La suppression dans la culture occidentale de l’expérience de la femme enceinte, l’idée que la femme ne serait qu’un contenant pour la semence mâle, le fait que les Grecs n’aient jamais décrit le processus de mise au monde dans leur art : Zeuz donne naissance à Athena en la faisant sortir de sa tête ! Le travail de Jean-Pierre Vernant, immense historien de l’Antiquité, m’a mené à cette idée que les Grecs étaient hantés par ce fantasme des hommes qui mettaient au monde, un fantasme qui a continué de différentes manières même dans la science : en génétique par exemple, ou dans l’intelligence artificielle qui laisse croire aux scientifiques qu’ils donneraient naissance à des « créatures » par leurs têtes…

Ce qui m’a surpris, et qui m’intéresse aujourd’hui, c’est à quel point l’embryologie est méconnue, et comme les frontières entre le système maternel et la créature nourrie sont beaucoup moins étanches qu’on le croyait jusque là :   il y a énormément d’interactions entre le fœtus et la mère, bien plus qu’on ne le pensait.

Vous soulignez dans ce livre nombre de préjugés présents dans la science. Par quels préjugés selon vous les travaux dans l’intelligence artificielle aujourd’hui sont-ils sous-tendus ? Une volonté inconsciente d’eugénisme ? 

Ce dont on se rend compte aujourd’hui, avec le peu de recul que l’on a, c’est que ces machines qui apprennent des hommes, reproduisent le racisme, la misogynie, la xénophobie des hommes. Le data est en plein. Ces machines ne sont pas meilleures que les hommes parce qu’elles n’ont aucune créativité, donc ne peuvent générer de nouvelles manières de penser et n’ont aucune éthique. Vous vous souvenez peut-être que l’algorithme de reconnaissance d’images de Google avait qualifié l’image d’un couple noir de gorilles ? Ce qui est arrivé, c’est que l’algorithme en est arrivé là, à cause de l’information raciste qui était dans la machine. 

Vous défendez dans cet essai la littérature comme lieu d’une pensée et d’un imaginaire dont l’humanité ne pourra jamais se passer…Même face à l’intelligence artificielle, vous êtes optimiste ? 

Je ne suis pas naïve, je sais à quel point l’intelligence artificielle est dangereuse, mais je pense que le besoin de se raconter des histoires demeurera toujours, même s’il rétrécit. Il est difficile de croire que l’héritage de Virginia Woolf, de Dickens ou d’autres puisse être totalement effacé. Par exemple Les Hauts de Hurlevent, que j’ai lu une dizaine de fois, et qui à chaque fois me fascine par sa complexité. C’est un livre profondément philosophique qui bouscule toutes les manières les plus simples de penser le monde. Tout comme David Copperfield, Jane Eyre, ou Mort à crédit qui sont des livres qui m’ont accompagnée, ou pour lesquels je me suis dit, en les lisant, que c’était meilleur que la vie même. Ces expériences de lecture qui ébranlent notre conscience, tout en nous laissant intacts physiquement, me semblent donner sens à notre nécessité de littérature. 

Dernière question sur le climat politique américain, êtes-vous inquiète par un possible retour de Donald Trump ? 

Je suis terrifiée. À cause du système électoral de notre pays. Je ne pense pas qu’une majorité votera pour Donald Trump, mais il est possible, à cause du système, qu’il soit élu. Et ce sera je le crains le coup de grâce pour notre démocratie, et aussi sur le plan mondial, les conséquences en seraient terribles. 

Enfin, vous évoquez dans votre livre votre mari, Paul Auster, qui a été un lecteur unique de votre travail, mais jamais un mentor.

Quand j’étais jeune, je cherchais un mentor, c’est ce que je raconte dans le livre, et n’en ai jamais trouvé. Mais j’ai rencontré un homme, écrivain, certes plus vieux que moi, qui n’a jamais voulu être un mentor pour moi, mais nous avons une relation égale de lecteurs réciproques, fondée sur le respect et l’admiration mutuels. Et ce, depuis quarante ans. 

Mères, pères et autres, Siri Hustvedt, traduit de l’anglais (Etats-Unis.) par Frédéric Joly, Actes Sud, 371p, 24,50€, plus d’informations