Pensez-vous quand vous écrivez à la possibilité que vos textes deviennent un matériau pour le théâtre ? 

Vous voulez dire : Est-ce que c’est prémédité que ces textes puissent devenir du théâtre ? Ce qui m’intéresse, c’est que le genre d’un texte ne soit pas défini, théâtre, poésie, roman… Pour moi l’essentiel, c’est que cela soit un livre. Dans le fond, je ne sais pas bien ce que ça veut dire que quelque chose soit écrit pour le théâtre. Quand j’écris, j’oublie complètement le théâtre. Je n’y pense plus. Même si, bien sûr, quand je porte un de mes textes à la scène, j’établis une version pour les acteurs qui n’est pas toujours exactement la même que la version imprimée. Ce qui m’intéresse dans la scène, c’est d’abord le geste, parce qu’on a affaire à un espace en métamorphose. Il y a des forces qui sont dans l’espace et ce sont elles qui parlent. 

Votre spectacle comporte de nombreux personnages, dont la particularité est d’apparaître pour très vite s’effacer, comme une idée nous traverserait l’esprit pendant quelques secondes ?

J’aime bien mettre en scène des choses paradoxales, mystérieuses. Ce qui m’intéresse, par exemple, dans le mot « personne », c’est le fait qu’il veuille dire aussi bien « quelqu’un » que « personne ». Il y a des endroits de réversibilité du langage, des formules qu’on peut inverser dans une même phrase comme un geste complet. Ce sont comme des flèches qui traversent les acteurs. Elles sont très précises, une syllabe suffit à tout changer. En même temps, elles sont d’un bloc et peuvent toucher ou non telle ou telle personne dans le public. Chacun déchiffre le spectacle à sa manière. C’est le spectateur qui fait le travail final. L’acteur, lui, ne doit pas trop rationaliser. Son rôle, c’est de livrer des énigmes. L’acteur ne doit surtout pas nuancer. « À bas les nuances ! », disait Michel Bouquet.

Dans le texte, un personnage dit : « Le temps n’a aucun sens ». Phrase significative de la façon dont vous aimez torpiller le langage…

Bizarrement, j’ai l’impression que le temps n’a rien à nous apprendre, sauf à nous faire disparaître. L’important, c’est l’espace. De plus en plus, je m’aperçois que si on prend telle ou telle réplique et qu’on la déplace de quatre pages, par exemple, elle dit tout autre chose. Ce qui m’intéresse, c’est le mouvement, la dynamique. Avec les acteurs, j’essaie de répéter par grandes phrases pour prendre les choses dans une unité plus grande ; l’unité de la phrase comme unité de la respiration. La pensée est l’achèvement de la respiration. La pensée humaine achève la respiration animale. À chaque respiration, sans le savoir, on passe par la mort, comme si on mourrait toutes les quatre secondes. Donc on passe par une sorte de mort et de renaissance. Il y a une expression de Hegel à laquelle je ne cesse de penser depuis deux ans, « le Vendredi Saint spéculatif ». C’est une idée ardue à déchiffrer qui évoque à la fois le miroitement et quelque chose de dynamique, une métamorphose et une contradiction.

Vos œuvres, en particulier votre dernier livre La Clef des langues, foisonnent de noms souvent inventés et plus particulièrement de noms propres. D’où vient ce goût des noms ?

À une époque, je ne pouvais pas tomber sur une pétition dans un journal ou ailleurs sans la lire complètement, avec tous les signataires ! Je pense que ce goût des noms propres vient de mon enfance à la campagne en Savoie. Dans le village voisin, tous les habitants s’appelaient Beau. Dans un autre, tous s’appelaient Ducretet, et ainsi de suite. Donc chacun avait son nom et son surnom. Je me souviens de quelqu’un qui s’appelait Cinqettroishuit parce qu’il boîtait à ce rythme-là ! 

Les Personnages de la pensée, de et par Valère Novarina, du 7 au 26 novembre à La Colline, Paris, Informations et billetterie

Puis du 13 au 27 janvier au Théâtre national populaire, Villeurbanne