C’est l’une des plus grandes voix de la littérature asiatique d’aujourd’hui : la coréenne Han Kang, Man Booker Prize 2016, signe Impossibles adieux. Roman d’une beauté fulgurante sur la mémoire, et la survivance des esprits. 

Un souffle de voix, à peine perceptible. Han Kang s’exprime dans la langue granitique qu’est le coréen avec parcimonie. Dans cette retenue tient son art : Han Kang est celle qui préfère ne pas. À l’image de ses personnages : ils ne mangeront pas, ils n’oublieront pas, ils ne parleront pas, ils ne se résigneront pas. Ceux qu’elle nous raconte depuis vingt ans et une dizaine de livres, souvent des femmes, s’élancent par le refus sur une voie qui leur est inconnue, où ils prennent le risque de se perdre. La Végétarienne, roman qui peignait l’extraordinaire portrait d’une femme insondable, refusant un jour de manger de la viande au nom d’un fantasme panthéiste, a permis au monde entier de découvrir son œuvre, grâce au Man Booker Prize.  Impossibles adieux est porté par un mouvement semblable à travers trois femmes, Gyeongha, son amie Inseon et la mère de celle-ci. Chacune va être confrontée à une mémoire commune : le massacre de Jeju. Peu en Europe connaissent l’histoire :  En 1948, sur l’île de Jeju, trente mille personnes ont été tuées par le gouvernement soutenu par les Américains. Hommes, femmes, enfants étaient soupçonnés de communisme, et se sont soulevés contre la police. La répression a été sanglante. Aujourd’hui, le travail de mémoire a été accompli, le 3 avril va devenir une date commémorative en Corée. Mais ce ne fut pas toujours le cas : « Jusqu’au milieu des années 90, la dictature militaire avait fait de cette histoire un sujet tabou. Dans le dialecte de l’île, il y a un mot qui désigne « garder le silence », et qui a toujours accompagné le récit de Jeju. La seule façon pour moi d’approcher ce massacre, c’était de transpercer ce silence ». Mais ce massacre n’est pas tout : « Le roman est constitué de trois parties : la première voit  Gyeongha quitter Séoul pour l’île, et se battre dans la tempête de neige. La deuxième partie est à la verticale, on plonge dans les abîmes de la nuit de l’être humain. Et dans la troisième, les personnages s’échangent une bougie. Comme le thème de ce roman est un massacre, une histoire lourde, je voulais un roman léger, voilà pourquoi j’ai cherché ces thèmes de l’oiseau, de la flamme, de la neige… »

Importance du rêve

Han Kang parle les mains posées sur les genoux, le corps disparaissant dans une longue robe de laine, étonnante dans cette journée de forte chaleur. Suggérons qu’il s’agit pour la romancière, imprégnée de bouddhisme, de ne pas centrer l’attention sur elle-même, mais de laisser le monde venir à elle. À l’image de son roman qui se déploie dans cette ouverture progressive à la mémoire et au paysage : l’oiseau, la flamme, la neige sont en effet des motifs qui se reflètent de manière réfléchie dans le livre, à la manière d’un panoptique répercutant les ombres des disparus de Jeju. Les personnages de Han Kang sont en équilibre entre une réalité hostile et difficile à déchiffrer, et une spectralité qui vient leur souffler un semblant de sens. Ainsi ce rêve de Gyeongha qui met en scène des arbres noirs de taille humaine, va devenir pour Inseon, l’amie de Gyeongha, un moyen de donner signification à une intuition sur sa mère décédée, qu’elle ne saisit pas entièrement. C’est là le principe de ce livre, les trois femmes sont liées par l’invisible et le non-dit : un rêve, le récit du massacre de Jeju, l’amour qu’elles se portent. Han Kang s’est fondée sur son propre cheminement intérieur : « Le rêve au début de ce roman, je l’ai fait après la publication de Celui qui revient en 2014. Je l’ai tout de suite écrit, je me disais que ce pouvait être le début d’un roman, mais sans aucune idée de ce qui pouvait en naître. Puis en 2018, j’ai pris une chambre à Jeju, je marchais beaucoup, et je me suis dit au cours de mes promenades, que ce rêve était lié à la mémoire, à ce lieu, mais aussi à l’histoire universelle de l’humanité ».

Voyage d’hiver

La beauté de l’île de Jeju apparaît peu dans le livre, puisqu’on la découvre sous la neige, à la suite de Gyeongha qui part là-bas pour sauver l’oiseau d’Inseon, blessée, et se trouve captive d’une tempête, accomplissant un périple pour rejoindre la maison isolée de son amie. Il fait froid, le paysage disparaît sous la neige, elle perd ses repères : c’est un Winterreise à la coréenne auquel nous invite la romancière : « Je voulais qu’il neige du début jusqu’à la fin du livre. Quand il neige, j’ai toujours l’impression que l’on entre dans une autre dimension. La neige tombe entre la réalité et le rêve, et crée un espace intermédiaire qui remplit l’espace vide dans cette histoire, l’espace que pourrait occuper Dieu. »

Cette absence-présence de Dieu, si propre à la pensée tao, se traduit aussi dans le choix du chiffre trois qui domine ce livre, comme les précédents de Kang, « c’est pour moi le chiffre parfait » sourit-elle. Et parmi les trois personnages féminins, la réalisatrice de documentaires, l’artiste ébéniste et la mère qui consacre sa vie à attendre le retour de son frère, victime du massacre, la romancière dessine ce qui pourrait être un autoportrait : femme solitaire, silencieuse, tenace, croyant autant à la documentation qu’aux rêves, à la communion avec la nature, qu’au travail technique. 

De Bouddha à Sebald

Mais la question du « je » importe peu dans les livres de Han Kang. C’est en cela qu’ils nous désarçonnent et nous fascinent. À l’ère du narcissisme mondial, Kang poursuit le mystère d’un refus d’identité, d’un Moi flottant qui ferait corps avec la communauté des hommes et de la nature, attentif au présent comme au passé, porté par de mystérieuses pulsions que l’individu ne cherche pas même à déchiffrer. Comme si la romancière avait usé de son imprégnation bouddhiste pour ouvrir une nouvelle voie romanesque : « J’ai vraiment été happée par le bouddhisme quand j’avais la vingtaine, aujourd’hui moins, mais les fondements de ma pensée demeurent bouddhistes. Les plus grands apprentissages du bouddhisme pour moi, ce sont l’observation et le questionnement. L’idée de se présenter au réel sans aucun a priori. » Un écrivain a aussi compté dans sa manière d’appréhender les évènements historiques : « En 2012, j’ai découvert l’œuvre de W.G. Sebald, qui m’a menée à cette question : comment parler de ce dont il est impossible de parler ? Et d’atteindre une telle profondeur ? Jusque-là, je ne me sentais pas capable d’écrire sur l’histoire, et c’est grâce à lui que j’ai franchi le pas. »

Mais Han Kang ne signe pas un roman historique, comme a pu le faire la génération coréenne précédente, mais un livre de deuil qui, à l’image du Winterreise et de sa complainte romantique, cherche la beauté au sein même de la perte. Han Kang raconte ainsi le choix du titre : « En coréen, le terme « adieu » signifie à la fois l’adieu, et le fait de se détacher de quelqu’un ; ici, le titre du livre comprend la décision de ne pas dire adieu, et le fait de ne pas faire ses adieux. Il invoque ce refus d’oublier, de mettre un terme au deuil. »

Et par ce deuil transmis de mère en fille, quelque chose ne meurt pas, symbolisée par un oiseau qui sans cesse renaît. J’observe le visage doux et lointain d’Han Kang lorsqu’avant de me quitter, elle me définit sa raison d’être écrivain : 

« J’ai l’impression qu’il y a une collusion entre la nature humaine, le monde et la beauté du monde. C’est quand la beauté de la nature m’envahit que je perçois que je suis un être humain, et c’est à ce moment-là que j’ai envie d’écrire. » A notre tour en la lisant, l’on saisit ce que peut être une femme qui chemine parmi les humains, et les esprits.

Impossibles adieux, Han Kang, traduit du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou, éditions Grasset, 330p., 22€, disponible ici